“L’atténuation de la sévérité pénale au cours des derniers siècles est un phénomène bien connu des historiens du droit. Mais, longtemps, il a été pris d’une manière globale comme un phénomène quantitatif : moins de cruauté, moins de souffrance, plus de douceur, plus de respect, plus d’humanité. En fait, ces modifications sont accompagnées d’un déplacement dans l’objet même de l’opération punitive. Diminution d’intensité? Peut-être. Changement d’objectif, à coup sûr.
Si ce n’est plus au corps que s’adresse la pénalité sous ses formes les plus sévères, sur quoi établit-elle ses prises? La réponse des théoriciens — de ceux qui ouvrent vers 1760 une période qui n’est pas encore close — est simple, presque évidente. Elle semble inscrite dans la question elle-même. Puisque ce n’est plus le corps, c’est l’âme. A l’expiation qui fait rage sur le corps doit succéder un châtiment qui agisse en profondeur sur le coeur, la pensée, la volonté, les dispositions. Une fois pour toutes, Mably a formulé le principe : « Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l’âme plutôt que le corps. »
Moment important. Les vieux partenaires du faste punitif, le corps et le sang, cèdent la place. Un nouveau personnage entre en scène, masqué. Finie une certaine tragédie ; une comédie commence avec des silhouettes d’ombre, des voix sans visage, des entités impalpables. L’appareil de la justice punitive doit mordre maintenant sur cette réalité sans corps.
Simple affirmation théorique, que la pratique pénale dément ? Ce serait trop vite dit. Il est vrai que punir, aujourd’hui, ce n’est pas simplement convertir une âme ; mais le principe de Mably n’est pas resté un vœu pieux. Tout au long de la pénalité moderne, on peut suivre ses effets.
D’abord une substitution d’objets. Je ne veux pas dire par là qu’on s’est mis soudain à punir d’autres crimes. Sans doute, la définition des infractions, la hiérarchie de leur gravité, les marges d’indulgence, ce qui était toléré de fait et ce qui était légalement permis — tout cela s’est largement modifié depuis deux cents ans ; beaucoup de crimes ont cessé de l’être, parce qu’ils étaient liés à un certain exercice de l’autorité religieuse ou à un type de vie économique ; le blasphème a perdu son statut de crime ; la contrebande et le vol domestique, une part de leur gravité. Mais ces déplacements ne sont peut-être pas le fait le plus important : le partage du permis et du défendu a conservé, d’un siècle à l’autre, une certaine constance. En revanche l’objet « crime », ce sur quoi porte la pratique pénale, a été profondément modifié : la qualité, la nature, la substance en quelque sorte dont est fait l’élément punissable, plus que sa définition formelle. La relative stabilité de la loi a abrité tout un jeu de subtiles et rapides relèves. Sous le nom de crimes et de délits, on juge bien toujours des objets juridiques définis par le Code, mais on juge en même temps des passions, des instincts, des anomalies, des infirmités, des inadaptations, des effets de milieu ou d’hérédité ; on punit des agressions, mais à travers elles des agressivités ; des viols, mais en même temps des perversions ; des meurtres qui sont aussi des pulsions et des désirs. On dira : ce ne sont pas eux qui sont jugés ; si on les invoque, c’est pour expliquer les faits à juger, et pour déterminer à quel point était impliquée dans le crime la volonté du sujet. Réponse insuffisante. Car ce sont elles, ces ombres derrière les éléments de la cause, qui sont bel et bien jugées et punies. Jugées par le biais des « circonstances atténuantes » qui font entrer dans le verdict non pas seulement des éléments « circonstanciels » de l’acte, mais tout autre chose, qui n’est pas juridiquement codifiable : la connaissance du criminel, l’appréciation qu’on porte sur lui, ce qu’on peut savoir sur les rapports entre lui, son passé et son crime, ce qu’on peut attendre de lui à l’avenir. Jugées, elles le sont aussi par le jeu de toutes ces notions qui ont circulé entre médecine et jurisprudence depuis le XIXe siècle (les « monstres » de l’époque de Georget, les « anomalies psychiques » de la circulaire Chaumié, les « pervers » et les « inadaptés » des expertises contemporaines) et qui, sous le prétexte d’expliquer un acte, sont des manières de qualifier un individu. Punies, elles le sont par un châtiment qui se donne pour fonction de rendre le délinquant « non seulement désireux mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses propres besoins » ; elles le sont par l’économie interne d’une peine qui, si elle sanctionne le crime, peut se modifier (s’abrégeant ou, le cas échéant, se prolongeant) selon que se transforme le comportement du condamné; elles le sont encore par le jeu de ces « mesures de sûreté » dont on accompagne la peine (interdiction de séjour, liberté surveillée, tutelle pénale, traitement médical obligatoire) et qui ne sont pas destinées à sanctionner l’infraction, mais à contrôler l’individu, à neutraliser son état dangereux, à modifier ses dispositions criminelles, et à ne cesser qu’une fois ce changement obtenu. L’âme du criminel n’est pas invoquée au tribunal aux seules fins d’expliquer son crime, et pour l’introduire comme un élément dans l’assignation juridique des responsabilités ; si on la fait venir, avec tant d’emphase, un tel souci de compréhension et une si grande application « scientifique », c’est bien pour la juger, elle, en même temps que le crime, et pour la prendre en charge dans la punition. Dans tout le rituel pénal, depuis l’information jusqu’à la sentence et les dernières séquelles de la peine, on a fait pénétrer un domaine d’objets qui viennent doubler, mais aussi dissocier les objets juridiquement définis et codés. L’expertise psychiatrique, mais d’une façon plus générale l’anthropologie criminelle et le ressassant discours de la criminologie trouvent là une de leurs fonctions précises : en inscrivant solennellement les infractions dans le champ des objets susceptibles d’une connaissance scientifique, donner aux mécanismes de la punition légale une prise justifiable non plus simplement sur les infractions, mais sur les individus ; non plus sur ce qu’ils ont fait, mais sur ce qu’ils sont, seront, peuvent être. Le supplément d’âme que la justice s’est assuré est en apparence explicatif et limitatif, il est en fait annexionniste. Depuis 150 ou 200 ans que l’Europe a mis en place ses nouveaux systèmes de pénalité, les juges, peu à peu, mais par un processus qui remonte fort loin, se sont donc mis à juger autre chose que les crimes : 1′ « âme » des criminels.”
Michel Foucault, Surveiller et punir
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