« Pour faire vraiment attention, il faut savoir comment s’y prendre. Le plus souvent on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : “Maintenant vous allez faire attention”, on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils ont fait attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue n’a aucun rapport avec le travail. Le travail est l’effort utile, qu’il soit fatigant ou non. Cette espèce d’effort musculaire dans l’étude est tout à fait stérile, même accompli avec bonne intention.
La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l’arme principale de l’apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, elle n’a presque aucune place dans l’étude. L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs.
L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. Par lui-même il ne comporte pas la fatigue. Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire.
Vingt minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : “J’ai bien travaillé.”
L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. La recherche active est nuisible, non seulement à l’amour, mais aussi à l’intelligence dont les lois imitent celles de l’amour. Il faut simplement attendre que la solution d’un problème de géométrie, que le sens d’une phrase latine ou grecque surgissent dans l’esprit. À plus forte raison, pour une vérité scientifique nouvelle, pour un beau vers. La recherche mène à l’erreur. Il en est ainsi pour toute espèce de bien véritable. La notion de grâce par opposition à la vertu volontaire, celle d’inspiration par opposition au travail intellectuel ou artistique, ces deux notions expriment, si elles sont bien comprises, cette efficacité de l’attente et du désir.
[Quand on se trompe], la cause est toujours qu’on a voulu être actif ; on a voulu chercher. Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Il y a pour chaque exercice scolaire une manière spécifique d’attendre la vérité avec désir et sans se permettre de la chercher. Une manière de faire attention aux données d’un problème de géométrie sans en chercher la solution, aux mots d’un texte latin ou grec sans en chercher le sens, d’attendre, quand on écrit, que le mot juste vienne de lui-même se placer sous la plume en repoussant seulement les mots insuffisants.
Ainsi il est vrai, quoique paradoxal, qu’une version latine, un problème de géométrie, même si on les a manqués, pourvu seulement qu’on leur ait accordé l’espèce d’effort qui convient, peuvent rendre mieux capable un jour, plus tard, si l’occasion s’en présente, de porter à un malheureux, à l’instant de sa suprême détresse, exactement le secours susceptible de le sauver.
Pour un adolescent capable de saisir cette vérité, et assez généreux pour désirer ce fruit de préférence à tout autre, les études auraient la plénitude de leur efficacité spirituelle en dehors même de toute croyance religieuse. »
Simone Weil, in Attente de Dieu.
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