L’observation géniale d’Hitler sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas l’emporter sur des idées si elle est seule, mais qu’elle y parvient aisément, en s’adjoignant quelques idées d’aussi basse qualité qu’on voudra, cette observation fournit aussi la clef de la vie intérieure. Les tumultes de la chair, si violents soient-ils, ne peuvent pas l’emporter dans l’âme sur une pensée, s’ils sont seuls. Mais leur victoire est facile s’ils communiquent leur puissance persuasive à une autre pensée, si mauvaise soit-elle. C’est ce point qui est important. Aucune pensée n’est de qualité trop médiocre pour cette fonction d’alliée de la chair. Mais il faut à la chair de la pensée pour alliée.
C’est pourquoi, alors qu’en temps ordinaire les gens, même cultivés, vivent, sans aucun malaise, avec les plus énormes contradictions intérieures, dans les moments de crise suprême, la moindre faille dans le système intérieur acquiert la même importance que si le philosophe le plus lucide se tenait quelque part, malicieusement prêt à en profiter ; et il en est ainsi chez tout homme, si ignorant soit-il.
Dans les moments suprêmes, qui ne sont pas nécessairement ceux du plus grand danger, mais ceux où l’homme se trouve, devant le tumulte des entrailles, du sang et de la chair, seul et sans stimulants extérieurs, ceux dont la vie intérieure procède tout entière d’une même idée sont les seuls qui résistent. C’est pourquoi les systèmes totalitaires forment des hommes à toute épreuve.
La patrie ne peut être cette idée unique que dans un régime du genre hitlérien. Cela pourrait facilement être prouvé, jusque dans les détails, mais c’est inutile tant l’évidence est grande. Si la patrie n’est pas cette idée, et si néanmoins elle tient une place, alors ou bien il y a incohérence intérieure, et une faiblesse cachée dans l’âme, ou bien il faut qu’il y ait quelque autre idée, dominant tout le reste, et relativement à laquelle la patrie tienne une place bien clairement reconnue, place limitée et subordonnée.
Ce n’était pas le cas dans notre IIIe République. Ce n’était le cas dans aucun milieu. Ce qui se trouvait partout, c’était l’incohérence morale. Aussi le fabricateur intérieur de raisonnements fut-il actif dans les âmes entre 1914 et 1918. La plupart résistèrent en un raidissement suprême, par cette réaction qui pousse souvent les hommes à se jeter aveuglément, par crainte de se déshonorer, du côté opposé à celui où pousse la peur. Mais l’âme, quand elle s’expose à la douleur et au danger sous l’effet de cette impulsion seulement, s’use très vite. Ces raisonnements nourris d’angoisse, qui n’ont pas pu influer sur la manière d’agir, mordent d’autant plus sur les profondeurs mêmes de l’âme, et leur influence s’exerce après coup. C’est ce qui s’est passé après 1918. Et ceux qui n’avaient rien donné et en avaient honte ont été prompts, pour d’autres motifs, à saisir la contagion. Cette atmosphère entourait les enfants à qui un peu plus tard on allait demander de mourir.
Combien loin est allée la désagrégation intérieure chez les Français, on peut s’en rendre compte si l’on songe qu’aujourd’hui encore l’idée de la collaboration avec l’ennemi n’a pas perdu tout prestige. D’un autre côté, si l’on cherche un réconfort dans le spectacle de la résistance, si l’on se dit que les résistants n’ont aucune difficulté à trouver leur inspiration à la fois dans le patriotisme et dans une foule d’autres mobiles, il faut en même temps se dire et se redire que la France en tant que nation se trouve en ce moment aux côtés de la justice, du bonheur général et des choses de ce genre, c’est-à-dire dans la catégorie des belles choses qui n’existent pas. La victoire alliée la sortira de cette catégorie, la rétablira dans le domaine des faits ; beaucoup de difficultés qui semblaient écartées reparaîtront. En un sens, le malheur simplifie tout. Le fait que la France est entrée dans la voie de la résistance plus lentement, plus tard que la plupart des pays occupés montre qu’on aurait tort d’être sans inquiétude pour l’avenir.
Simone Weil, L’Enracinement, 1943
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