Le Sacre du printemps
Écouter la chronique:
J’ai eu un petit garçon l’été dernier. C’est donc son premier printemps. Il le passe confiné avec son père et sa mère dans un appartement à Paris, sans ses grands frères. Quand on sort, une fois par jour au mieux, il a beau faire beau, quelque chose pèse comme un couvercle, ce n’est pas la peur du virus, un peu évidemment, c’est surtout cette histoire d’attestation. On compte ses pas, ou on sent qu’on devrait le faire, pour ne pas sortir du rayon autorisé, oui ça gâche un peu la promenade. On est comme Cendrillon, on risque de se retrouver en citrouille au bout d’une heure, ou comme dans la série le Prisonnier, face à un drone au bout d’un km. Cendrillon, il ne connaît pas encore. Le prisonnier non plus, heureusement. Il a un lit à barreaux, c’est vrai, mais bon, c’est pour sa sécurité. Comme nous, finalement.
Bref, le printemps est fermé temporairement. Pourtant il y a du soleil, il y a de la pluie, il y a des arbres en fleurs, il y a encore un dehors, on entend plus d’oiseaux que d’habitude. D’un certain point de vue, la ville n’a jamais été aussi proche de la nature. Mais d’un autre, ce qui fleurit en ce moment, c’est moins du vert que du bleu, pas celui du ciel, celui de l’uniforme, même pas celui des pervenches comme on disait à l’époque, ou des aubergines, non, les PV aujourd’hui c’est aussi pour les piétons, pour tous ceux qui bougent trop, qu’ils roulent ou qu’ils marchent, s’il leur manque la permission.
Mes amis qui vivent à la campagne m’envoient des vidéos pour lui, de leurs poulets qui picorent devant leur ferme, c’est trop mignon, en bas de chez moi ils verbalisent à tout-va à deux pas de la Préfecture de Police. Ils ont l’air heureux aussi, c’est ça, l’élevage en liberté. Au moins, on a des PV bio.
Comment lui expliquer le printemps ? Lui il est à l’âge où on essaye de se tenir debout, d’escalader, d’attraper, de serrer, de tenir, d’exercer sa puissance, il a envie de faire tout ce qui est interdit, ce que les adultes appellent des bêtises. J’ai essayé avec des mots, en lui montrant les choses qui vont avec : les arbres au bord de la Seine, les fleurs des squares. Je lui ai dit, tu vois, les plantes, c’est comme toi, ça pousse sans attestation.
On attend le 11 mai, pas pour se promener, il y aura trop de monde, mais pour retrouver le droit de le faire, et surtout le droit de ne pas le faire, si on veut, de s’asseoir sur un banc, de sortir dans la rue sans avoir rien de première nécessité à acheter, sans être à la merci d’un sifflet ou d’un képi.
Je lui explique tout ça, mais bercé par la poussette, il s’est endormi depuis longtemps, et souvent ne se réveille qu’une fois de retour à la maison. Le printemps, de toutes façons, ça ne s’explique pas, il faut le vivre. C’est un élan, un enthousiasme, tout bourgeonne, tout se bouscule. C’est le bordel. Comme le gouvernement en ce moment, mais en joyeux.
Voilà, le printemps, c’est un joyeux bordel. Le printemps c’est à la fois rock ‘n roll, une explosion, et classique, ça revient tous les ans. C’est Patty Smith, Dancing barefoot, mais c’est aussi Stravinsky, « Le Sacre du printemps », tout simplement. Il paraît que la première, à Paris, en 1913, a fait scandale. Ça tombe bien. Je lui mets le morceau, on danse en se prenant pour Pina Bausch. Tu vois, mon chéri, le printemps, c’est ça, le parfum de l’émeute toujours possible, le bouillonnement, le passage de la puissance à l’acte, une explosion mais ordonnée, le chaos créateur, l’excitation du nouveau, le beau risque, le frisson de vivre, et en même temps… ça n’est pas que ça.
Mon fils me regarde. C’est l’heure de sa compote. Mais bon, je crois qu’il a compris l’idée générale. L’année prochaine, si tout va bien, il pourra y goûter en personne, en chair et en os, la chose même. Sinon, on lui remettra « Le Sacre du printemps »…
Photo: Le Sacre de Stravinsky par Bartabas © Antoine Poupel / Triptik
La version de Pierre Boulez et Bartabas:
Écouter la chronique sur France Musique, et l’émission entière, Musique émoi, d’Elsa Boublil (10 mai 2020), avec une autre version du Sacre:
https://www.francemusique.fr/emissions/musique-emoi/musique-emoi-de-confinement-3-83599
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