Les morts et les vivants (Auguste Comte et demain)
J’aimerais, en ces temps troublés, vous parler d’Auguste Comte, que je considère un peu comme un voisin, puisque sa statue trône 24h sur 24, sept jours sur sept, place de la Sorbonne, sans besoin de la moindre attestation, non loin du 10 rue Monsieur le Prince, son dernier domicile. Auguste Comte a passé sa vie à enseigner de manière passionnée les sciences aux polytechniciens comme aux ouvriers, et à mettre au point le positivisme, une philosophie fertile et généreuse, reposant sur l’idée que l’humanité ne formait qu’un seul être, nourri par les découvertes de ses plus nobles représentants, et progressant ainsi pour s’arracher peu à peu aux séductions de la superstition pour parvenir aux lumières de la raison. Il en tira une religion, qui eut peu de succès en France, mais beaucoup au Brésil, au point de dicter la devise nationale de ce grand pays, inscrite sur son drapeau : « Ordre et progrès ». Il créa même un calendrier où il remplaçait les saints catholiques par les grands hommes à l’origine des inventions qui ont changé nos vies : Dante, Copernic, Socrate, Galilée, etc. Les amateurs de football apprendront avec bonheur que le merveilleux Socrates, qui enchanta les pelouses dans les années 80, devait son nom à ce calendrier positiviste, qui avait inspiré ses parents. On peut considérer, si on ne craint pas l’anachronisme, la devise inscrite au fronton du Panthéon comme comtienne dans son inspiration, puisque la reconnaissance envers les grands hommes est le véritable programme d’une société qui se voudrait positiviste.
Mais pourquoi vous parler de lui aujourd’hui ? Parce qu’à l’heure où beaucoup d’entre nous, prompts à se scandaliser, sont choqués par l’impuissance manifeste du gouvernement à… gouverner, quelques réflexions d’Auguste Comte peuvent nous éclairer.
Les morts gouvernent les vivants
Premièrement, écrit-il : « Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés nécessairement par les morts : telle est la loi fondamentale de l’ordre humain. » Il ne signifie pas ainsi que même les morts feraient un meilleur boulot que les vivants, aucune trace d’ironie chez Comte, même si on est tenté de se demander comment De Gaulle ou Mitterrand répondraient aux circonstances actuelles. Ce que dit Comte, c’est qu’il ne faut pas perdre espoir. Nous ne sommes pas tous seuls. La solidarité qui nous lie aux humains qui sont venus avant nous est si forte, qu’elle nous donne aujourd’hui et nous donnera demain les moyens de résister. L’humanité n’est pas née d’hier. Elle a une longue histoire collective, qui ne peut être biffée d’un trait. Ce que ne nous dit pas Auguste Comte, mais que j’ai envie de lire dans ses mots, c’est aussi peut-être que c’est en faisant attention aux plus faibles, en nous préoccupant des plus dépendants, en écoutant la voix de nos disparus que nous pourrons rester humains. S’être contentés de laisser mourir sans la moindre assistance extérieure plusieurs milliers de personnes dans les EHPAD – on disait, il n’y a pas si longtemps, « maisons de retraite » ; ce ne sont aujourd’hui ni des maisons, ni des retraites –, avoir choisi de ne pas admettre à l’hôpital les malades soi-disant trop âgés pour mériter des soins dignes de ce nom, est une tache sur notre conscience, une atteinte à l’honneur, une indignité qui n’aura jamais de réparation si nous n’y pensons pas sérieusement. Au lieu de nous réjouir artificiellement tous les soirs du « solde positif » des lits d’hôpital, pour parler comme le directeur général de la santé à la manière d’un gestionnaire de compte courant, arrêtons-nous un instant, avec Auguste Comte, sur cette évidence morale : ce sont les morts qui doivent nous gouverner, pas les petits décomptes des vivants.
Ouvriers et bourgeois
Ensuite, Auguste Comte propose une distinction simple et éclairante entre les métiers bourgeois et ouvriers. Il y a ceux qui vivent de parler, d’écrire, de convaincre, de mettre en ordre des signes : professorat, journalisme, politique ; et il y a ceux qui vivent de faire, de mettre en ordre les choses : agriculture, industrie, plomberie, artisanat, chirurgie… Cette distinction n’est pas sociale, ni d’inspiration marxiste, elle est purement descriptive, et certains métiers mêlent les deux compétences. Un chirurgien est bourgeois quand il vous explique ce qu’il va vous faire, ouvrier quand il vous opère. Un artisan est ouvrier quand il fabrique un meuble, bourgeois quand il enseigne à son apprenti comment le faire. Ce que révèle aujourd’hui cette crise, ou plutôt cette catastrophe sanitaire, c’est que les mots ne suffisent pas quand on a affaire à un virus. Les compétences bourgeoises du gouvernement sont impuissantes là où des compétences ouvrières sont nécessaires. Que deviendraient ceux qui vivent de parler sans ceux qui vivent de faire ? Poser cette question, c’est déjà y répondre, et on peut remercier Auguste Comte de nous avoir offert une distinction aussi simple d’emploi et aussi précise qu’un scalpel. Tous les métiers ouvriers, à l’heure où je vous parle, sont autrement nécessaires que ceux qui se contentent de parler – moi y compris. Nul ne peut convaincre un virus de disparaître à telle date, il ne suffit pas de décréter, il faut travailler.
La biologie avant la sociologie
Enfin, nous apprend Auguste Comte, la biologie est toujours première. Aussi sophistiquées soient nos constructions sociales, nous ne devons jamais oublier qu’elles reposent d’abord et toujours sur un fondement biologique. Ce virus nous rappelle non pas que nous, civilisations, sommes mortelles, mais que nous, hommes civilisés, sommes vivants. Et que dès qu’on tourne le dos à cette évidence, dès qu’on cherche à la nier ou à l’oublier, elle ne peut que se rappeler à nous. Non pas selon la loi psychanalytique du « retour du refoulé » mais selon la loi de la nature, qui n’a été promulguée par personne, et ne peut donc être effacée.
Ollivier Pourriol
paru dans le journal du 5 n°30 du 25 avril 2020
Pour aller plus loin sur le sujet : https://www.ollivierpourriol.fr/cinephilo-les-images-de-la-catastrophe/
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