Chronique du jeudi 28 mai 2020 sur France Inter (Grand bien vous fasse, Ali Rebeihi)
PEUR DE LA POLICE
Il faut que je vous avoue quelque chose, j’ai des amis policiers. Je n’en suis ni honteux ni fier. Ce sont des gens comme les autres. Il y a quelque chose qui les distingue quand même, ils vivent dans la peur. Je ne dis pas qu’ils sont peureux, c’est plutôt l’inverse, je les trouve très courageux, presque trop.
L’un deux m’a d’ailleurs expliqué que c’était son problème : dès qu’il voit une bagarre, il doit y aller. Pas par sens du devoir, mais parce qu’il a peur. Et quand on a peur, on y va. On prend des coups, on en donne, ça fait du bien. Ben oui, ça soulage de la trouille. C’est une vérité qu’on n’entend pas souvent : les policiers qui frappent sont ceux qui ont peur. Et plus ils ont peur, plus ils frappent fort. C’est aussi bête que ça.
Une amie policière me disait, elle, qu’elle avait moins peur des voyous que des avocats. Les veilles d’audience au tribunal, elle n’arrive pas à dormir. Son cauchemar porte une robe, il est mal rasé, il s’appelle Éric Dupont-Moretti, elle a peur de lui comme on a peur du proviseur, alors qu’elle n’a aucun problème pour maîtriser un braqueur armé.
J’ai aussi des amis militaires. Il y en a un qui donne des cours à l’école de guerre, il me dit que plus un soldat est jeune, moins il est capable d’attendre. Le philosophe Alain, qui a fait la guerre de 14, dit la même chose : pour un être humain, attendre, c’est forcément finir par avoir peur. À cause de notre imagination. Comme chez le dentiste : le pire, c’est la salle d’attente.
Tiens, d’après vous, dans les grandes batailles de l’Antiquité, où plaçait-on les meilleurs soldats, les plus solides, les plus aguerris ? En première ligne ? Pas du tout, justement, on les mettait derrière, car il est beaucoup plus difficile d’attendre son tour que de se battre.
Si vous donnez une arme et le droit de s’en servir à n’importe qui, même au plus inoffensif, je vous garantis qu’avec un peu de pression, il s’en servira le plus vite possible, pour se donner du courage. C’est la nature humaine.
J’aime beaucoup la philosophe Simone Weil, qui a fait la guerre d’Espagne, elle a écrit un texte que j’adore, L’Iliade ou le poème de la force. Ça parle de la guerre de Troie. Je vous en lis un bout : « La force enivre quiconque la possède, ou croit la posséder. Personne ne la possède véritablement. La honte de la peur non plus n’est pas épargnée à un seul des combattants. Les héros tremblent comme les autres. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. »
Il y a quelques jours, la chanteuse Camélia Jordana a osé dire sa peur de la police. Le ministre de l’Intérieur s’en est ému, parce que lui aussi a peur de la police, de ses syndicats.
Mais ceux qui sont sur le terrain le savent, on a toujours raison d’avoir peur d’un homme armé, car frapper est plus facile que s’en empêcher. Et si on parle de courage, il en faut bien plus pour avouer sa peur que pour la condamner.
Pour lire L’Iliade ou le poème de la force de Simone Weil, le texte est en accès libre en cliquant ici.
On peut aussi retrouver la chronique ici, à 40’00
Laisser un Commentaire