Il est beaucoup plus simple de construire un univers que d’expliquer comment un homme tient sur ses pieds. Demandez à Aristote, à Descartes, à Leibniz et à quelques autres.
Cependant, un philosophe peut bien regarder l’action de quelque danseuse, et, remarquant qu’il y trouve du plaisir, il peut aussi bien essayer de tirer de son plaisir le plaisir second d’exprimer ses impressions dans son langage.
Mais d’abord, il peut en tirer quelques belles images. Les philosophes sont friands d’images : il n’est pas de métier qui en demande davantage, quoiqu’ils les dissimulent parfois sous des mots couleur de muraille. Ils en ont créé de célèbres : l’un, une caverne ; l’autre, un fleuve sinistre que l’on ne repasse jamais ; un autre, un Achille qui s’essouffle après une tortue inaccessible. Les miroirs parallèles, les coureurs qui se passent un flambeau, et jusqu’à Nietzsche avec son aigle, son serpent, son danseur de corde, c’est tout un ma- tériel, toute une figuration d’idées dont on pourrait faire un fort beau ballet métaphysique où se composeraient sur la scène tant de symboles fameux.
…
Mais voici une remarque d’importance, qui vient à cet esprit philosophant, qui ferait mieux de se distraire sans réserve et de s’abandonner à ce qu’il voit. Il observe que ce corps qui danse semble ignorer ce qui l’entoure. Il semble bien qu’il n’ait affaire qu’à soi-même et à un autre objet, un objet capital, duquel il se détache ou se délivre, auquel il revient, mais seulement pour y reprendre de quoi le fuir encore…
C’est la terre, le sol, le lieu solide, le plan sur lequel piétine la vie ordinaire, et procède la marche, cette prose du mouvement humain.
Oui, ce corps dansant semble ignorer le reste, ne rien savoir de tout ce qui l’environne. On dirait qu’il s’écoute et n’écoute que soi ; on dirait qu’il ne voit rien, et que les yeux qu’il porte ne sont que des joyaux, de ces bijoux inconnus dont parle Baudelaire, des lueurs qui ne lui servent de rien.
C’est donc bien que la danseuse est dans un autre monde, qui n’est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes. Mais, dans ce monde-là, il n’y a point de but extérieur aux actes ; il n’y a pas d’objet à saisir, à rejoindre ou à repousser ou à fuir, un objet qui termine exactement une action et donne aux mouvements, d’abord, une direction et une coordination extérieures, et ensuite une conclusion nette et certaine.
Ce n’est pas tout : ici, point d’imprévu ; s’il paraît quelquefois que l’être dansant agit comme devant un incident imprévu, cet imprévu fait partie d’une prévision très évidente. Tout se passe comme si… Mais rien de plus !
Donc, ni but, ni incidents véritables, point d’extériorité…
Le philosophe exulte. Point d’extériorité ! La danseuse n’a point de dehors… Rien n’existe au-delà du système qu’elle se forme par ses actes, système qui fait songer au système tout contraire et non moins fermé que nous constitue le sommeil, dont la loi tout opposée est l’abolition, l’abstention totale des actes.
La danse lui apparaît comme un somnambulisme artificiel, un groupe de sensations qui se fait une demeure à soi, dans laquelle certains thèmes musculaires se succèdent selon une succession qui lui institue son temps propre, sa durée absolument sienne, et il contemple avec une volupté et une dilection de plus en plus intellectuelles cet être qui enfante, qui émet du profond de soi-même cette belle suite de transformations de sa forme dans l’espace ; qui tantôt se transporte, mais sans aller véritablement nulle part ; tantôt se modifie sur place, s’expose sous tous les aspects ; et qui, parfois, module savamment des apparences successives, comme par phases ménagées ; parfois se change vivement en un tourbillon qui s’accélère, pour se fixer tout à coup, cristallisée en statue, ornée d’un sourire étranger.
Paul Valéry, « Philosophie de la danse » (1936)
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