« Dieu est mort », titre aujourd’hui L’Équipe, journal pourtant peu réputé pour ses scoops métaphysiques ou ses penchants nietzschéens. C’est que, figurez-vous, Dieu était footballeur. Il s’était incarné en Argentine et faisait des miracles à l’intérieur d’un rectangle de gazon. Contrairement à son homonyme à l’existence invérifiable, la sienne était avérée, et ses miracles aussitôt reconnus universellement. Nul besoin d’enquête du Saint-Siège ou de campagne de béatification. C’est que Dieu était un homme de terrain, et parfois un homme de main. Il s’appelait Maradona, Diego pour les intimes, Armando pour les précis.
Est-ce parce qu’il était divin ? Tout lui était pardonné, au nom de son génie, ou du génie dans ses pieds, et dans sa tête aussi, et dans tout son corps, à y bien regarder. Ce Maradona était habité. Un génie à la fois subtil et brutal, qui créait par le déséquilibre. Toujours sur le fil, imprévisible dans sa vitesse comme dans la direction de sa course, quand on croyait qu’il tombait, il était en train de marquer un but. Il faisait les deux en même temps : il tombait, sous le tacle ou la poussée d’un adversaire, mais en tombant, il utilisait sa chute pour marquer. La chute ne signifiait pas pour lui la fin, mais la continuation par d’autres moyens. S’il y a une leçon de Maradona, qu’on ne peut découvrir qu’en l’observant en boucle, c’est bien celle-là : créer n’est possible que si l’on est tout près de la chute. Dans le déséquilibre, la possibilité du nouveau. À ceux (rares) qui regrettent les excès de Maradona, il faut rappeler cette équation vitale, sa formule d’être. Dieu n’était pas un footballeur comme les autres, ni un homme comme les autres, ni un dieu comme les autres. Exister, étymologiquement, c’est se tenir hors de soi. Eh bien, Dieu existait, parce que Maradona se tenait toujours hors de lui-même. Quant à ceux (plus nombreux) que sa mort attriste, on peut tenter vainement de les consoler en arguant qu’on ne voit pas bien ce que la mort pourrait enlever ou ajouter à celui qui était déjà un dieu de son vivant.
Mais ce serait méconnaître la justesse de ce chagrin. Oui, on a raison de pleurer Maradona. Pas simplement parce qu’il pouvait mettre dans le vent cinq, six, sept joueurs sur soixante mètres avant de leur planter un but (même si ça compte), mais parce que dans un monde de contrôle politique, de surveillance sanitaire, où la précaution a eu raison de tous les risques, où la sécurité prime sur les libertés, dans ce monde infantilisé, Maradona était le dernier enfant. Un enfant terrible, qui se jouait des hommes comme des règles en les dribblant, en les frôlant au moment de les déborder. Pour nous, confits de lois, ce gamin ignorant des règles, qui gagnait à l’instinct, en suivant sa loi propre, offrait le spectacle vivant, irrésistible, du libre jeu de nos facultés. Rien ne pouvait faire obstacle à sa vitalité. À un enfant, on ne saurait en vouloir, son innocence est de principe. Et c’est pourquoi à Maradona il fut tout pardonné, sur le terrain comme hors du terrain. Aux innocents les mains pleines. De ballon, de cocaïne, d’alcool, mais de joie aussi, de folie, de liberté. Maradona était ce Dieu qui ne fut qu’un homme, ce Dieu qui s’incarna bien mieux que le Christ, parce qu’en lui, il n’y avait pas à croire. Il suffisait de voir. Maradona était le Dieu dont rêvait Nietzsche sans le savoir : innocent, créateur, joueur. Un Dieu enfant. Pas un grand barbu, pas un vieux sage, pas un prophète. Juste un gamin, un minot, une crapule. Et c’est pourquoi nous pleurons, hommes de peu de foi ou zélotes du ballon, peu importe, car aujourd’hui, nous avons perdu un enfant.
Dieu est mort, il s’appelait Diego.
Retrouvez l’article sur le site de Philosophie Magazine ici.
Laisser un Commentaire