Cinéphilo : Le sens de la famille
Présentation :
La famille est la première société, la seule vraiment naturelle. Qu’on grandisse avec ou sans elle, grâce à elle ou contre elle, on le fait par rapport à elle. Elle est l’école des sentiments, mais aussi celle des conflits, et les plus intimes sont les plus violents, comme le savaient déjà les Grecs. La paix y est-elle possible ? La famille est le défi diplomatique ultime, auquel nul ne peut se soustraire.
(Films : C.R.A.Z.Y., A History of Violence, Le Parrain, Little Miss Sunshine / Philosophes : Alain, Comte, Rousseau, Hegel)
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Cycle « La place de l’autre »
- Le sens de la famille (I et II) 04/11/24 et 18/11/24
- Famille et société (I et II) 09/12/24 et 16/12/24
- Transmettre ? L’école en question (I et II) 20/01/25 et 10/02/25
- De l’empathie à la reconnaissance (I et II) 03/03/25 et 17/03/25
- Vertiges de l’amour (I et II) 07/04/25 et 28/04/25
- IA, l’Intelligence de l’Autre (I et II) 12/05/25 et 26/05/25
- Rester humain dans un monde numérique (I et II) 16/06/25 et 30/06/25
Vous pouvez voir la séance du 4 novembre ici :
Vous pouvez écouter la séance du 4 novembre ici :
Vous pouvez voir la séance du 18 novembre ici :
Vous pouvez écouter la séance “textes et débat” du 18 novembre 2024 ici :
Textes « Le sens de la famille »
« En reprochant à l’amour d’être souvent aveugle, on oublie que la haine l’est bien davantage, et à un degré bien plus funeste. »
Auguste Comte
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Idées, Alain
Auguste Comte
Essai d’une sociologie de la famille
(Champs Flammarion)
Le couple
Comte nous rappelle que le sexe masculin est le sexe actif, et que le sexe féminin est le sexe affectif. Il ne s’agit que de bien comprendre ce qu’il a voulu dire. Par la structure même, et par les fonctions biologiques, le rôle du mâle est évidemment de poursuivre ce travail de destruction, de conquête, d’aménagement sans lequel notre existence serait aussitôt impossible. Chasser, pêcher, défricher, transporter, construire, c’est travail d’homme. En quoi l’homme ne cesse jamais d’obéir. Le torrent, l’orage, l’arbre, le lion, le serpent, ce sont des forces qu’il faut d’abord reconnaître, et exactement estimer. Nous voulons oublier l’état sauvage, et croire que la nécessité nous presse moins vivement ; mais il n’en est rien. Franklin disait que « la faim regarde par la fenêtre du travailleur, mais n’ose pas entrer ».
On ne peut dire mieux. La nécessité n’est jamais loin. Indirectement même elle ne cesse pas plus de peser sur nous et de nous sommer que la pesanteur ne cesse de nous tirer vers la terre. L’homme revient donc toujours de ce combat et aussitôt y retourne. D’où l’on comprend que la pensée masculine est puissante et courte, toujours cherchant outil, toujours au coupant de l’outil. Si c’est bien ou mal, cela est ajourné ; si les choses ne seraient point mieux autrement, cela n’occupe guère la pensée masculine ; il y rêve, il n’y pense point. C’est de sa faiblesse qu’il fait de telles idées, non de sa force. Et telle est la source du commandement ; car ce qui commande, ce n’est pas l’homme, c’est la chose, c’est la situation réelle et présente.
Que la femme, selon la nature, soit assez occupée à porter l’enfant, à l’élever, à disposer toutes choses autour à l’intérieur de l’abri pour cette fin, qu’ainsi elle soit séparée, quant à ses pensées, de la nécessité extérieure qui est la province masculine, c’est une première vue, et qui conduit déjà assez loin.
L’ordre industriel est remarquable par le changement, par une lutte, par des bruits ennemis, par une opposition entre la forme humaine et les inhumaines machines. Un chantier, une usine, un atelier représentent ce travail de rompre, de broyer, de façonner la matière, de la fondre, de la forger, de la limer, de l’ajuster, selon nos besoins toujours, mais premièrement selon la matière même et selon les forces hostiles, pesanteur, pluie, chaleur, froid. En ce sens la maison, œuvre d’industrie, œuvre masculine, reçoit sa forme des éléments inhumains. Les murs, les poutres, la voûte sont selon la pesanteur ; les fenêtres selon le soleil ; le toit selon la pluie, la neige et le vent. La plus simple des tentes, qui est comme un toit posé par terre, est de forme inhumaine. Un château fort, par son extérieur, nie aussi la forme humaine puisqu’il a pour fin de l’écarter. Le navire est fait premièrement selon la mer, non selon l’homme. En toutes ces inventions se lit le mot pressant : « Il faut », qui toujours nous rappelle des forces étrangères et ennemies. À l’intérieur, au contraire, de ce qui est si bien nommé la demeure, le même mot « il faut » prend un tout autre sens ; car le lit, le fauteuil, la table, l’escalier sont faits pour l’homme ; la forme humaine s’y moule en creux ; elle y règne autant que cela se peut. Dans un bateau de pêche, dans un avion, dans un sous-marin, même dans un paquebot, la nécessité extérieure réduit la place de l’homme ; la pensée virile y règle tout. Par opposition comprenez comment la pensée féminine dispose toutes choses et les conserve selon la forme humaine autant qu’elle peut, d’après ce refrain de l’ordre moral, puissant par la constance : « Il faudrait. »
Puisque l’inférieur porte le supérieur, puisque l’homme est d’abord enfant, puisqu’il faut d’abord manger, il se peut qu’une telle pensée reste au niveau de besoins animaux, et sans doute elle y est souvent ramenée. Mais elle peut aussi remonter de là, plus aisément peut-être que la pensée masculine ne remonte de ses travaux propres, car il n’y a pas loin de la forme humaine adorée à l’esprit humain adoré ; cependant, comme il est naturel à la mère d’attendre avec foi et d’épier à chaque minute quelque perfection qui n’est pas encore, cette religion de l’esprit n’est aussi jamais abstraite.
Comme la femme représentera maintenant les besoins, pris dans le sens le plus étendu, l’homme aura le gouvernement des moyens. Il faut redire ici que nul ne commande, et qu’il n’y a que la nécessité extérieure qui commande ; aussi c’est l’homme qui est le messager de cette puissance sourde et muette.
L’homme ignore plus profondément encore le vrai ressort des pensées, qui se trouve dans une foi inébranlable, qui toujours cède, mais toujours revient. Il n’est naturellement certain que de l’incertain ; tel est le fond du sérieux masculin, fort devant la chose, faible devant lui-même.
Le problème humain, qui est d’accorder la mystique avec la science, ou, comme on dit à l’Ecole, la liberté avec le déterminisme, est le même que celui de l’union conjugale.
La mère et l’enfant
Voici à présent le vrai couple, et le modèle de toute société. D’abord par ceci que l’enfant est véritablement, sans aucune métaphore, l’union des époux qui est descendue des régions de l’idée, et qui est arrivée à l’existence. L’existence se passe de raisons ; ainsi, quelque divisés que soient le père et la mère, et toujours par des raisons, puisque toute querelle a des raisons, il n’en est pas moins vrai que les deux natures s’accordent en cet enfant, et par cette union retrouvent provision de vie. Cette forte harmonie de l’enfant, où chacun des deux reconnaît l’autre mêlé à soi, les deux inséparables, ne conseille point seulement l’accord, elle le montre fait et en développement, en sorte que la délibération, s’il faut continuer ou non, est rompue par la nécessité, qui développe de jour en jour au lieu de délibérer. L’attention du couple initial se trouve ainsi déplacée, et leur commune volonté est à l’œuvre ; d’où une urgence de la suivre et en quelque sorte de la piloter, embarquée qu’elle est sans retour possible, ce que la croissance de l’enfant représente, recouvrant chaque jour d’oubli et de pardon les expériences de la veille.
Toute œuvre en développement, comme une usine, un commerce, un domaine paysan, a ce privilège d’éteindre les stériles délibérations sur ce qui aurait pu être, et même sur ce qui est. Car l’existence n’attend pas.
L’enfant est l’œuvre par excellence, et bienfaisante entre toutes par cette merveilleuse croissance qui n’attend point. Les pensées réelles du couple reviennent toujours à cet objet, par cette expérience en train, et que l’on ne peut refuser. L’amour conjugal est maintenant un fait ; la vie commune est un vivant. L’union des cœurs n’est indissoluble que si on le veut ; mais l’union réelle, par l’enfant, est indissoluble ; de cela du moins il faut prendre son parti. Le mariage est fait ; il ne peut être défait que par la destruction des deux natures mêlées. Par l’enfant le divorce est jugé, et il est jugé impossible. Chacun le sent bien par les effets ; mais la vérité cachée dans ces effets est que les époux ne peuvent point ici partager les apports, ni retirer chacun de l’enfant ce qu’ils y ont mis. C’est un fait ; et c’est quelque chose qu’un fait.
Le père
Le monde ne se gouverne point comme cette maison nette, si bien fermée. Ici le travail est réglé selon l’homme, et chacun sait bientôt ce qu’il a à faire ; ainsi le gouvernement y est facile. L’autre gouvernement, qui vient s’asseoir à la table familiale, est comme étranger et revêtu de nécessité.
L’enfant, dont la situation est d’obtenir tout par prière, croit naturellement que si on lui refuse quelque chose, c’est qu’on ne l’aime point assez… les travaux du père l’éloignent de l’enfant de toute façon, au lieu que le travail propre de la mère la rapproche de l’enfant, d’abord matériellement, ce qui est beaucoup ; aussi en esprit, puisque la première attention de la mère est à deviner ce que veut exprimer le nourrisson. Le père se trouve donc un peu étranger à ses enfants. Il l’est sans doute plus encore à l’égard des enfants mâles à mesure qu’ils grandissent ; car la loi de l’homme, par la nécessité du travail, est qu’il oublie et efface continuellement sa propre enfance.
…les liens de sentiment entre le père et les enfants ne se forment pas aisément sans l’intercession de la mère. Et il faut remarquer ici une double imitation. Le père imite naturellement les sentiments de la mère en ce que le bonheur de la mère est aussi le sien propre. Il vient donc, selon l’amour qu’il sent pour elle, à admirer quand elle admire, à pardonner quand elle pardonne, et c’est par là que d’abord il apprend à aimer ses enfants comme il faut et selon la vraie charité, supposant toujours le mieux, et, par cette attente, le faisant être… D’autre part le fils imite naturellement les sentiments de la mère…
La famille
Il faut dire d’abord que les liens de famille ne sont pas choisis. L’amour ôte premièrement le temps de choisir ; il faut en prendre son parti, et régler les idées sur les affections. Ce caractère se marque de plus en plus à mesure que les enfants naissent. On n’a pas des enfants quand on veut, ni les enfants qu’on voudrait. (…) une foule d’ancêtres, souvent inconnus ou mal connus, revivent dans l’enfant, et l’effet ordinaire de ces influences entrecroisées est le retour à un type moyen, ce qui fait une individualité invincible, sans précédent, souvent rebelle. Que l’enfant soit inférieur ou supérieur à ses parents, ou qu’il montre d’autres aptitudes, de toute façon l’esprit est humilié, puisqu’il faut aimer ce qu’on n’aurait pas choisi. La fonction de penser se trouve donc ici hors de lieu. L’idée de faire ce qu’on veut est renvoyée au-dehors, au-delà des murs. Ce ne sont point des volontés qui s’opposent ici aux volontés, ce sont des êtres. C’est pourquoi, selon la logique propre aux familles, l’argument est aussitôt porté au caractère ; ainsi le droit d’exister, qui ne fait pas question, annule le droit de penser. Chacun accepte l’humeur de l’autre, ce qui n’est que lui faire place ; d’où cette grand injure, qui est de règle dans les familles, c’est de prendre une opinion comme un mouvement d’humeur. On aperçoit pourquoi la pensée et tous les genres d’invention ne peuvent trouver ici que solitude, sans aucun écho. Ce n’est point qu’un homme y soit jamais trop peu estimé ; mais il l’est de telle façon qu’il entende bien que sa propre valeur n’y est pour rien. C’est une grande flatterie du sentiment que de sous-entendre : « Quand tu serais sot, infirme, mutilé, méconnaissable »; c’est une grande flatterie, mais qui va promptement à une sorte de mépris, effrayant par l’assurance. La contrepartie de cette sorte d’héroïsme est la vanité, qui va ici jusqu’à juger tout succès d’après les marques extérieures, même quand il est le mieux mérité ; en sorte que, passé cette frontière de la tribu, et au-dedans d’elle, toutes les valeurs tombent ; l’un est intelligent comme l’autre est boiteux. Cette puissance d’égaliser est biologique ; elle ressemble à cet amour de basse qualité, mais inébranlable, que chacun porte à son propre corps ; ou, encore mieux, à cette sorte d’amour qu’on pourrait imaginer qu’une jambe a pour l’autre. La famille ne peut donc porter le génie ; si elle ne le méconnaît, elle l’humilie encore par une manière de l’honorer. (…) Ce n’est pas que l’on croie que le fils vaille autant que le père ; c’est bien pis ; c’est qu’on ne croit point à la valeur d’aucun homme. L’amour a toujours grand-peine à ne point se perdre par l’héroïsme de tout accepter.
… beaucoup aiment leur patrie comme ils savent aimer, d’où un genre de dévouement redoutable. Il est bien clair que la patrie n’est pas exactement une famille, de même qu’un roi n’est pas exactement un père…
Un autre trait de la famille est que je n’y vois point d’égaux… La différence des âges entre les enfants, l’extrême faiblesse et dépendance de tous en leurs premières années, la croissance rapide, et même par bonds, qui change sans cesse la situation de chacun, tout exclut l’idée d’un droit réciproque, sans compter que cette idée est énergiquement niée par le sentiment ; d’où un régime communiste, qui est ici de nature, qui est le premier et sans doute le seul régime du cœur, mais qui, vraisemblablement, ne convient pas à des sociétés où l’aveugle sentiment ne peut régler assez les fonctions. Encore une fois il faut dire que la patrie n’est pas une famille, et que les hommes d’une même nation ne sont pas réellement frères. Il manque ici le lien biologique… Une métaphore ne peut remplacer cette unité du tissu originel. Peut-être trouverait-on plus de lumières, si, au lieu de penser par les ressemblances, ce qui est la méthode paresseuse, on dessinait premièrement toutes les oppositions possibles entre la famille et la société. Nous en tenons une ici, qui est que la famille nie énergiquement le droit, ce qui se retrouve jusque dans ces querelles d’héritiers, dans le moment même où la famille cesse d’être un fait. Les vives passions qui s’élèvent alors ne viennent pas du tout d’un vif sentiment du droit, mais au contraire de ce que la revendication de droit est prise comme une injure au sentiment.
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Rousseau, Du contrat social
Livre 1, chapitre II, Des premières sociétés
La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père ; le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus naturellement, c’est volontairement ; et la famille elle-même ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même, et, sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à le conserver, devient par-là son propre maître.
La famille est donc, si l’on veut, le premier modèle des sociétés politiques ; le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend ; et que, dans l’Etat, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples.
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