Entretien avec Michel Serres (Le Mal propre)
Dans votre livre, on sent une vraie révolte.
Où on passe du local au global ?
Il y a du local au global mais il y aussi le fait qu’il y a un nouveau local. Par exemple en 70 il n’y a pas encore tout à fait Internet, mais aujourd’hui par exemple quand on pense Internet tout le monde pense global. Mais ce n’est pas vrai. En fait le global ça serait la Grande Bibliothèque, cet énorme machin… Mais à quoi ça sert ? Moi avec mon truc je peux avoir dans ma petite boîte de rien du tout tous les livres que je veux. Donc c’est du local. Ce n’est pas tout à fait local/global. C’est beaucoup global, mais une nouvelle définition du local. Et là aussi ça bascule complètement.
Est-ce que c’est votre méthode de manière générale d’importer des choses des sciences dures vers les sciences humaines, de faire un pont entre les deux ? Vous dites par exemple pour 68 qu’avec les lunettes politiques ou économiques on ne comprend pas cet événement, qu’il faut une approche anthropologique : ce n’est ni une révolte ni une révolution mais une cassure, c’est un terme de tectonique des plaques. Votre approche consisterait à mettre les événements en perspective sur un temps long en important des sciences dures des méthodes ou des outils…
Ou l’inverse. Dans Le Mal propre, mon but c’est de dire : regardez comment on étudie aujourd’hui l’écologie ou les problèmes d’environnement. On les pose avec la chimie, la physique du globe, la climatologie, c’est-à-dire toutes les sciences dures. On décrit l’écologie avec la question : « comment ? », mais on ne pose jamais la question « pourquoi ? » Pourquoi ? Parce que les sciences dures ne posent jamais que la question « comment ? » Tout à coup on dit : pourquoi polluons-nous ? Je réponds : parce qu’on veut s’approprier. Là je touche quelque chose de beaucoup plus profond, qui est l’intention de la pollution. Vous avez raison de dire que je croise toujours les sciences humaines et les sciences dures. J’avais écrit un livre qui s’appelait Le Tiers-instruit pour ça. Parce que si on ne les croise pas, ou on n’a que les sciences dures et on ne comprend rien, ou on n’a que les sciences douces et on ne comprend rien. C’est le croisement qui est important. Dès lors que vous dites : c’est vrai qu’il y a tant de % de CO2 dans l’atmosphère, c’est vrai qu’il y a un effet de serre, c’est vrai qu’il y a un réchauffement climatique. Mais ça c’est : « comment ? » et ça ne résout pas la question. La question, c’est pourquoi on pollue.
Vous parlez de l’uchronie de Renouvier. Supposons une uchronie où vous ne partez pas à Stanford et où vous restez dans l’université française. Est-ce que finalement ça n’a pas été une chance de ne pas avoir été intégré dans l’université française ?
Il n’y a pas une grande différence entre l’université française et l’université américaine. Ne croyez pas. L’université est un universel. C’est-à-dire on enseigne à peu près partout de la même manière, avec les mêmes classifications et les mêmes exclusions. Quand j’étais à Stanford, un jour il y a un étudiant de sciences qui suivait mon cours – de lettres -, qui m’a dit : il paraît que vous connaissez mon professeur de robotique. Oui, je fais de la haute montagne avec lui… Est-ce que vous lui avez parlé de moi ? Ne lui parlez pas de moi, ne lui dites pas que je suis votre cours… Il était scientifique. Ce n’est pas très différent. L’université des Etats-Unis est aussi médiévale que la nôtre. Elle est plus riche, c’est tout. Elle a fait plus de publicité. Il y a beaucoup plus de T-shirts qui sont marqués UCLA.
Puisque vous êtes un marin, même si vous avez quitté les bateaux et que vous voyagez par les invitations, par les conférences, par les mots, est-ce qu’enseigner aux Etats-Unis vous a fécondé d’une certaine manière, ou pas ? Je me suis demandé si ce n’était pas plus par les paysages américains que par l’Université elle-même ?
J’ai enseigné aux Etats-Unis, mais ce qui a été la préoccupation de ma vie c’est d’enseigner un peu partout. J’ai enseigné en Australie, en Corée, au Japon, au Moyen-Orient, en Afrique du Sud, en Argentine, au Brésil. J’ai enseigné partout. Ce qui est intéressant pour moi, c’est de voir comment ça se passe dans tous les pays. On n’enseigne pas en Inde du Sud comme on enseigne à la Sorbonne. Ce qui m’a intéressé le plus, c’est que la population des étudiants commence à se ressembler. Non pas qu’elle soit la même, mais partout il y a un mélange. A la Sorbonne vous avez un mélange, où dominent un peu plus les maghrébins, les étudiants d’Europe de l’Est, les Allemands, tandis qu’à Stanford dominent beaucoup plus les asiatiques, les mexicains. De toute façon ce sont des mélanges. On voit très bien qu’on enseigne toujours à des mélanges. L’homogénéité vient de la différence si j’ose dire. On enseigne à des marqueteries d’étudiants. L’enseignement a changé à cause de ça. On enseigne à des populations mêlées. On n’enseigne pas à des Américains, des Français ou à des Coréens. Les English native speakers dans ma classe sont 10%, 20%. En France maintenant ceux qui parlent français de naissance peuvent être très rares dans la classe. Dans les classes primaires autour de Vincennes et de Montreuil, ils ne sont même pas 10%, le même chiffre qu’aux Etats-Unis.
Dans Le Mal propre, vous dites qu’il faut faire acte de réserve. De la réserve avant toutes choses. Ce n’est pas exactement le « Jouissez sans entraves » de mai 68.
Non ce n’est pas ça. J’ai peut-être raté dans mon livre, et je le mettrai s’il y a une seconde édition, le symétrique du mal propre : ce serait le bien commun. Pourquoi je ne l’ai pas mis ? Parce qu’en droit français on ne préserve que res nullius, les choses qui n’appartiennent à personne. Ce qui serait l’idéal, ce serait le bien commun. Devant le mal propre il y aurait le bien commun. Ce serait une symétrie magnifique. Et j’y ai pensé évidemment le second jour après l’impression. Ma conclusion c’est de dire que de plus en plus le droit doit viser la question du bien commun. L’exemple que je prends dans mon livre est un très bon exemple : le réchauffement climatique, puisque vous parlez de marine, est en train d’ouvrir les deux grands passages arctiques : le passage du Nord-Ouest au-dessus du Canada, et le passage du Nord-Est au-dessus de la Sibérie. Et dès lors qu’ils seront ouverts, la route qui va suivre ces deux passages va diminuer de 50 à 60% toutes les longueurs des traversées trans-océaniques. Par conséquent tous les grands pétroliers, tous les grands cargos vont passer par là et vont multiplier encore la pollution, multiplier le réchauffement climatique par une sorte de cercle infernal. La question évidemment ce serait de discuter dans les organisations internationales que l’Arctique devienne un bien commun, qu’il ne soit pas pollué.
Vous parlez d’organisation internationale, et vous proposez la création de la WAFEL. Pourquoi lui donner le nom d’une gaufre (gaufre se dit « waffle » en anglais) ?
W ça veut dire Water, A ça veut dire Air, F Fire ça veut dire Feu, E ça veut dire Earth, la terre, L pour Living, les vivants. Avec les initiales françaises je n’arrivais pas à trouver un mot amusant, avec les initiales anglaises ça tombait sur WAFEL, c’était joli comme tout.
Est-ce que c’est un exemple que vous prenez pour faire comprendre en négatif l’insuffisance des institutions existantes ou est-ce que c’est un vœu réel ?
Les deux. Il m’est arrivé de discuter avec Boutros Boutros-Ghali, l’ancien patron de l’ONU, on a discuté très longtemps ensemble sur ces questions là. Il me disait que le malheur aujourd’hui des institutions internationales, c’est que si on leur parle de l’eau ou de l’air comme enjeu majeur, ils disent « Ah mais monsieur je ne suis pas là pour l’air, je suis là pour représenter les intérêts de ma nation. » Du coup, contrairement à ce qu’on pense, les institutions internationales ne sont pas là pour les questions d’environnement. Elles sont là contre ! Puisque finalement le type qui va représenter la Russie va représenter l’intérêt de la Russie, c’est-à-dire dire : « Moi je veux la propriété des eaux territoriales du passage du Nord-Est. » Et moi, le Canada : « Je veux la propriété des eaux territoriales », etc. Par conséquent les institutions internationales ne sont pas mondiales. Il faut créer des institutions mondiales, elles n’existent pas, elles sont inter-nationales, toujours nationales. Ça m’avait beaucoup frappé, on ne peut pas avoir la peau d’un seul type de l’UNESCO. Vous êtes à l’UNESCO, vous discutez, il y a des problèmes de culture qui se posent partout… Ils s’en foutent. Eux ils sont là pour représenter le Nigeria, la Colombie, l’Allemagne, etc. Ils sont ambassadeurs de leur pays. C’est tout.
En 68, il y avait une citation de Saint Augustin souvent reprise dans les slogans : « C’est parce que la propriété existe qu’il y a des guerres, des émeutes ou des injustices… » Il me semble que 68 était aussi une révolte contre la propriété, tant dans le champ intime, amoureux que social. Si on pense à l’autogestion ou à l’amour libre, c’est une tentative de remise en cause de la propriété, pourtant ça a échoué.
La propriété, là, était prise sous son aspect ordinaire. Il faut quand même que vous acceptiez que mon livre prend le droit de propriété sous un angle complètement différent. Le droit de propriété jusqu’à mon livre, disons, c’était toujours une convention à la Rousseau. Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire « Ceci est à moi » et trouva des contemporains assez naïfs pour le croire… C’est une sorte de contrat entre deux personnes, donc une convention. La propriété est toujours considérée comme une loi positive et pas naturelle. Je reviens là-dessus, je dis pas du tout, la propriété n’est pas une convention entre les hommes, il n’y a qu’à regarder les tigres qui pissent aux limites de leurs niches, les chiens, les lions, les rossignols qui chantent, etc. vous vous apercevrez que tous les animaux pour définir leur habitat, leur remise, leur niche mettent leurs déjections aux limites, pour défendre leurs frontières. Par conséquent, qu’est-ce que nous faisons, nous ? Nous faisons pareil. Si je crache dans la salade, vous n’allez pas la manger. Si je couche dans les draps et que je les salis, vous n’allez pas y coucher. Manger, coucher, etc. toutes les actions individuelles puis ensuite collectives pour le pays, ensuite la nation, prouvent que nous suivons les conduites animales. Il y a une communauté des vivants pour définir une propriété. Par conséquent, comme cette propriété est toujours accompagnée d’une déjection – le mot « pollution » lui-même veut dire ça, mon cher. Le mot « pollution » était un mot à l’origine religieux qui voulait dire salir les draps après la masturbation, après l’éjaculation. La pollution veut bien dire ça : salir avec une déjection corporelle. J’enracine le droit de propriété dans les usages des animaux. Je dis qu’on les perpétue par les conduites humaines et que toute la question c’est de n’être plus des animaux. Qu’est-ce que c’est que l’humain ? C’est celui qui à un certain moment se dégage de la conduite animale. Ça, c’est une tout autre attaque de la question de la propriété que mes prédécesseurs. Ça touche au problème de la pollution profondément, d’une manière que personne n’a traitée. Tout le monde traite de la pollution, justement, au moyen de ces sciences dures, physiques, et on a raison de le faire, mais ça ne résout pas la question, ça la décrit.
Il y a un très beau passage où vous décrivez le beau comme désapproprié, comme débarrassé d’immondices. Est-ce que vous pouvez préciser le rôle que vous assignez à l’artiste ?
C’est un peu latéral dans mon livre, je dis simplement en effet que dès lors qu’on pollue quelque chose, on n’a pas une perception esthétique de cette chose. Il est bien clair que le commandant de bateau qui dégaze en pleine mer n’a jamais vu la mer. S’il l’avait vue, il n’aurait pas pollué, il n’aurait pas dégazé. Et cette vue là est une vue esthétique. Et c’est une bonne définition de la vue esthétique. Le fait que tout à coup il est bien clair… Un publicitaire voulait mettre d’immenses panneaux sur le Mont Blanc. Il n’avait jamais regardé le Mont Blanc. Quand on regarde le Mont Blanc, on voit bien qu’il y a des dieux…
Vous dites que les publicitaires, de manière nouvelle par rapport aux conduites animales qui consistent à salir pour s’approprier, salissent des endroits pour se les approprier, mais où ils n’habitent pas, précisément. Ils font subir aux pauvres ce qu’ils épargnent aux riches. Vous remarquez que l’Ouest parisien est vierge…
Vous avez remarqué ? La traversée du périphérique est formidable pour ça.
Dans Le Mal propre, vous parlez à la fois de la catastrophe écologique qui menace et en même temps vous dénoncez une catastrophe perceptive qui est déjà là…
C’est ce que j’appelle le dur et le doux. Il y a la pollution dure, le pétrole, les choses comme ça, et la pollution douce.
Est-ce qu’il faut commencer par lutter contre cette pollution douce pour se dégager ensuite des pollutions dures, ou à l’inverse, comme on le dit actuellement, faut-il prendre des mesures de nature dure ?
Je ne crois pas qu’il y ait d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Le souci de ma démonstration c’est de dire il y a appropriation dans tous les cas, et que pour résoudre la question, il faut revoir la question du droit de propriété. Par exemple, vous êtes propriétaire et vous achetez tout le mur pour y mettre dessus Mac Donald. Il est bien clair que dans le droit français aujourd’hui, le droit de propriété, c’est ma propriété parce que c’est mon mur. Contre argent comptant vous allez être le propriétaire de ce mur et vous pourrez mettre ce que vous voudrez dessus. Mais c’est un mensonge gigantesque parce que ce n’est pas la surface du mur que vous achetez, c’est tout le volume perceptif. D’aussi loin que je sois je vais voir Mac Donald. Vous avez acheté en fait un volume d’air gigantesque qui est occupé par les couleurs abominables de MacDonald. Et ça vous ne l’avez pas acheté. Or ce volume perceptif, il est vraiment un bien commun.
Est-ce qu’une taxe pollueur-payeur sur la question du volume perceptif pollué par une image serait une bonne idée ?
Non. Parce que la taxe pollueur-payeur est un aveu de ce que c’est que l’argent. L’argent c’est de la merde, exactement comme la pollution. C’est l’équivalent merdeux… C’est l’aveu freudien. Ce n’est pas moi qui ai inventé que l’argent c’est de la merde. C’est dans Freud. A l’âge anal, les enfants font dans le pot, sont tout à fait fiers, mettent le doigt dedans pour écrire. Ce stade anal-là est resté dans pollueur-payeur. Je déteste l’équation pollueur-payeur. La solution, c’est certainement un accord juridique concernant le bien commun. Qu’est-ce que c’est que le commun ? D’une certaine manière il faudra un jour se mettre d’accord sur le fait que la planète est notre bien commun. La planète n’appartient à personne. Comment se préoccuper du bien commun ? Les meilleures civilisations, je crois, les meilleures cultures sont des cultures qui ont très bien défini et respecté le bien commun. Dès lors que vous avez des rues nettoyées au lieu de rues pleines d’ordures, vous voyez que la société s’occupe du bien commun.
On sent chez vous une veine anarchiste au sens anti-institutionnel, anticlérical, et en même temps avec ce désir de remplacer la guerre de tous contre tous par la guerre contre le monde, on comprend que c’est une guerre au nom du monde… vous faites un vœu de douceur, de partage, d’humanisation. C’est un but religieux que vous avez l’air de vous assigner, mais religieux au sens d’une hérésie, est-ce que vous êtes chrétien ou christique ? Il y a un appel mystique d’effacement, comme si vous vouliez donner la voix aux pauvres, aux misérables, aux sans lieu, aux sans terre. Dans Le Contrat naturel vous faites droit aux plantes, aux montagnes…
Ça, c’est de l’animisme plutôt que du christianisme… Votre question consiste à me présenter un mille-feuilles. Vous me dites : c’est de la philosophie. Mmmm. C’est de la poésie. Mmmm. C’est de l’anthropologie. Mmmm. C’est du christianisme… C’est de l’hérésie… C’est quoi ? Au fond c’est ça votre question. La réponse est de dire c’est ça justement ma préoccupation. On ne peut pas faire de la philosophie si d’une seule émission de voix on ne parle à la fois mathématiques, physique, sciences dures, histoire des religions… Ce n’est pas pour rien que j’ai parlé de mille-feuilles. C’est une émission de musique à plusieurs voix. Parler à plusieurs voix. Si vous regardez Platon, il parle à plusieurs voix. Vous le regardez, et vous écoutez bien, oui ça c’est la bonne géométrie, ah non c’est aussi de la religion, ah non c’est de la politique, ah non… et vous voyez qu’il parle à plusieurs voix. Un philosophe doit parler à plusieurs voix. Et du coup votre question est le plus grand éloge que je peux recevoir d’une bouche humaine. Parce que vous me dites mais voyons monsieur, c’est de la poésie, ça m’embête, vous êtes hérésiarque, vous êtes anarchiste, donc c’est à la fois de la politique, etc. C’est ça la philo. Si la philo ne réussit pas cette espèce d’émission plurale, à dire avec une seule émission de voix la totalité des sens en question, alors qu’est-ce que c’est la philo, c’est une spécialité ? Ce n’est pas la peine alors… C’est l’empilement des sens, toc, et vous le dites d’un coup.
C’est le contraire d’un objet publicitaire qui se veut univoque.
C’est plurivoque. J’allais presque dire fugue et contrepoint.
Michel SERRES
…à l’âge de l’accès. Il y a une page qui parle un peu de ça à propos des franchises. Ce n’est pas Rifkin, mais c’est analogue à ce que dit Rifkin, ce que je dis des franchises. Rifkin ne s’est pas aperçu que quand il parle de l’accès, il parle finalement du droit de propriété sans le savoir. Rifkin ne voit pas la différence entre le dur et le doux. La propriété du mot et non pas la propriété de la chose. Dans mon livre il y a un basculement entre la propriété du dur et la propriété du doux, que lui ne voit pas du tout. Il croit que c’est donné. Non, c’est fabriqué.
AT
Internet est presque un autre monde, un monde virtuel. N’y a-t-il que de la pollution dans ce réseau ?
Michel SERRES
A supposer que toute la publicité des entrées de villes se mette sur l’Internet, je serais bien content. Au moins ils ne saloperaient pas la totalité de notre espace vital. Les entrées de villes quand j’avais votre âge avaient consacré aux yeux du monde entier la France comme douce France. C’était la douceur de vivre. Et maintenant ces entrées de villes hurlantes à la manière du New Jersey, c’est quelque chose d’une abomination telle… On est tellement dans la laideur qu’on ne la voit plus. J’ai longtemps milité contre la peine de mort mais je pendrais bien haut et court ceux qui ont fait des choses pareilles. Je dis ça en plaisantant, évidemment.
AT
Je suis journaliste. La publicité m’est utile aussi…
Michel SERRES
Elle vous fait vivre.
AT
Le message publicitaire, la publicité est forcément nocive ?
Michel SERRES
Elle a une qualité, la publicité, une seule. C’est la seule émission aujourd’hui qui ne ment pas. Essayons d’expliquer ça. La publicité est toujours accompagnée d’une annonce que c’est de la publicité. A la télé on vous dit PUB ! et puis on dit quelque chose. Ou dans les journaux il y a un encadré PUB. Par conséquent quand vous lisez la pub, vous savez que c’est de la pub, donc vous n’y croyez pas. Votre perception de la pub est changée par l’annonce de la pub. La pub est du méta-langage, la pub ne méta-ment pas. Elle ne fait pas de méta-mensonge. Vous ne croirez jamais que la moutarde Palmolive est en train de changer votre sexualité, pourtant c’est dit… Vous ne croyez jamais ce type de message là, que Persil va laver vraiment plus blanc, c’est pareil qu’une autre lessive. Mais elle ne ment pas puisqu’elle met PUB. Mais partout ailleurs il n’y a pas PUB. C’est là que ça ment… C’est finaud cette affaire. De toute façon, ma lutte contre la pub c’est la lutte contre l’occupation de l’espace. Ça c’est insupportable. Et elle ne fait que croître, cette occupation de l’espace. Il y a des voyages que vous ne pouvez plus faire, entre Limoges et Périgueux par exemple, sans avoir une affiche de pub tous les vingt mètres, trente mètres. Vous ne voyez plus le paysage. Les publicitaires ont volé l’espace. La publicité, c’est le vol !
OP
Proudhon moderne… Vous avez parlé du football dans l’une de vos chroniques sur France-Info. Les maillots des esclaves footballeurs sont couverts de publicité, ce sont des hommes-sandwiches. Vous avez souvent cité Zinedine Zidane comme un admirable sportif. J’avais envie de vous interroger sur ce fameux coup de boule qu’il a donné en finale. De votre point de vue à vous, qui est un point de vue de mille-feuilles, est-ce que vous diriez que c’était un geste de voyou irresponsable, un geste d’homme ou un geste de Spartacus sonnant la révolte des esclaves ?
Michel SERRES
Ma réponse est toute simple. Après ce coup de boule, j’avais lu dans les journaux un article d’un philosophe, d’ailleurs, que je ne nommerai pas, qui disait : là on a vu que Zidane n’était pas un dieu. J’avais envie de téléphoner à ce philosophe et de lui dire : vraiment mon cher tu ne sais pas ce qu’est un dieu. Zinedine Zidane est un dieu.
OP
Il joue comme un dieu ?
Michel SERRES
Il joue comme un dieu, mais ça c’est une métaphore. Mais c’est un dieu, vraiment. C’est un dieu au sens de l’Antiquité. C’est Hercule, c’est Neptune, c’est Jupiter. C’est un dieu. Et en tant que dieu de l’Antiquité, les dieux de l’Antiquité ont ceci de particulier qu’ils violent, volent, tuent, font n’importe quoi. Et donc c’est là qu’il a montré qu’il était un dieu. Et ça c’est une réponse que vous souhaitez. Elle est à la fois poétique, philosophique, historique, de l’histoire des religions et anthropologique. Les dieux du stade sont ça. Et non pas le dieu des religions modernes. C’est le seul footballeur qui ait montré la vérité de ce que nous pensons des footballeurs en général. Nous fabriquons, nous, des dieux. Nous avons des machines à fabriquer des dieux. C’est le dernier mot de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion se terminent par cette phrase-là : Nos sociétés sont des machines à fabriquer des dieux. Et donc nous fabriquons des dieux en permanence.
OP
Après Socrate et Jésus, Zinedine Zidane ?
Michel SERRES
Non, mais il y en a bien d’autres. Est-ce que vous avez observé comment est morte Lady Di ? Je voudrais vous demander comment les empereurs romains devenaient des dieux ? Exactement de la même façon. Ils mouraient de façon violente et après on les divinisait. On a assisté, simplement, à ce qu’on appelait l’apothéose. On a assisté à une situation qui date exactement de trois-quatre siècles avant Jésus Christ. Nous sommes très modernes.
OP
Si on considère l’arbre de la philosophie française, le rameau qu’a cherché à faire pousser Bergson, j’ai l’impression qu’il poussait pas très loin de vous. Il disait que le corps de l’humanité s’était agrandi démesurément, qu’on attendait un supplément d’âme. Lui attendait un génie mystique. Vous attendez, vous, des réponses du côté des institutions et du droit plutôt que du mysticisme. Là où Bergson attendait un génie mystique, je me demandais si vous n’attendez pas simplement une sorte de rayonnement ou d’aura des livres de philosophie ou de la parole philosophique, et si vous n’avez pas une confiance dans les signes fabriqués artisanalement et amoureusement qui réussiraient là où la mystique religieuse échouerait ?
Michel SERRES
Je ne sais pas répondre à la question parce que je n’ai pas fini. Il est possible que Bergson ait raison. Mais je n’en suis pas sûr. Je suis encore trop jeune pour répondre à la question…
OP
Vous disiez il y a un certain temps que vous aviez pour ambition de finir par une morale.
Michel SERRES
Je l’ai écrite. J’ai écrit un livre qui s’appelle Nouvelles du monde. C’est un recueil de nouvelles, qui secrètement n’est pas un recueil de nouvelles. Je n’ai pas voulu écrire un livre de morale. Dès que vous écrivez un livre de morale, c’est abominable. Vous paraissez donner des leçons comme Sénèque ou comme mes contemporains. Je préfère ne pas donner de leçons, et raconter des histoires, de façon un peu discrète. Mon livre de morale est déjà écrit. Mais je ne finirai pas par une morale.
AT
Dans Le Mal propre, il y a une certaine forme de morale, de réserve…
Michel SERRES
Il y a plutôt une éthique de conduite physique et d’intention. C’est plutôt une éthique sociale, une éthique humaine. Pas une morale au sens de votre camarade, plutôt une éthique au sens de la conduite.
AT
Il y a aussi l’idée d’être locataire. Pour moi le locataire paye un loyer. J’ai envie de vous demander : à qui ?
Michel SERRES
Vous avez vu l’étymologie du mot lieu ? Le mot lieu en français, le locus latin ou le topos grec qui est l’origine du mot, c’est l’ensemble des organes sexuels et génitaux de la femme. Le seul lieu dont parlent les hommes c’est justement la vulve, le vagin, l’utérus. C’est extraordinaire, vous ne trouvez pas ? Etre locataire, ça veut dire être le fœtus. Il est dans le lieu. Nous sommes tous des gens qui voulons revenir au lieu originaire, un peu comme Platon le dit. L’idée de location, de locataire est sortie, si j’ose dire, de cette étymologie-là. Alors payer le loyer… Je crois que si on avait une idée du bien commun, on serait tous propriétaires de son logement. Ça c’est un droit sacré, puisque je le pense un droit naturel. Toute la morale consisterait à ne pas dépasser de beaucoup le lieu auquel on a droit. C’est-à-dire de ne pas baver très loin. C’est pourquoi à la fin je dis j’ai honte de signer mon livre. Parce que je vais en dehors de mon habitat…
OP
C’est un rêve d’effacement ?
Michel SERRES
De retrait.
OP
Dans vos chroniques, à chaque fois qu’on vous a proposé un sujet d’actualité, vous avez répondu en inscrivant le temps court dans un temps long, ou par une variation d’angle, ou par un mythe pour interpréter un événement et lui donner une perspective… Votre révolte n’est jamais là où on s’attend à ce qu’elle soit. Sur la publicité on pouvait s’y attendre mais vous le faites en partant d’une analyse de la catastrophe écologique, vous décalez, et vous dites catastrophe perceptive…
Michel SERRES
Je crois que pour adopter vraiment un point de vue philosophique sur un sujet, il n’est pas mauvais de faire ce contre-pied que vous décrivez, dès lors que vous avez un contre-pied déterminé, tout à coup vous voyez l’objet d’une façon tout à fait nouvelle.
OP
C’est un truc d’ailier ou de trois-quarts ?
Michel SERRES
Trois-quarts centre. Le contre-pied…
OP
Par exemple j’étais persuadé que vous alliez tomber sur le râble des émissions comme la Star Academy, et pas du tout, puisque vous en faites un éloge religieux, en disant les vrais saints sont ceux qui ne se manifestent pas. On voit que vous avez connu les guerres. Vous partagez ça avec Alain.
Michel SERRES
Alain disait ça aussi ? Un jour je me suis trouvé sur les Champs-Elysées par hasard. Il y avait un attroupement formidable. Je demande à une jeune fille : Mais qu’est-ce que c’est ? Elle me répond : Vous ne savez pas ? Mais ce sont les Académiciens ! Je suis revenu à l’Académie le jeudi d’après et j’ai dit : Messieurs, c’est terminé, ce n’est plus nous !
AT
Une des surprises du livre, à un moment vous faites une équivalence locataire-libertaire. Vous seriez donc libertaire aussi ?
Michel SERRES
Dans un sens oui. La liberté, dès qu’elle est inscrite dans les murs, elle est morte. On croit qu’on la tient, on croit qu’on l’a, et on s’endort sur son oreiller. La liberté ce n’est pas ça, elle est tout le temps en train de devoir être conquise, de recommencer, de la reprendre, de la réinventer sans arrêt. Si le mot libertaire veut dire quelque chose, il veut dire ça : réinventer sans arrêt, ne pas s’endormir sur la notion de liberté. Parce que la liberté ce n’est rien d’autre que ce geste-là. La réinvention sans arrêt. Si vous croyez que c’est déjà dans la loi, vous vous endormez, et vous êtes esclave, tout de suite. La liberté c’est le geste sans arrêt repris et sans arrêt nouveau de reconquérir quelque chose qu’on n’a pas. Si vous appelez ça libertaire, alors oui c’est ça que je cherche. Et dans la pensée c’est quand même ça ce que vous dites, changer de point de vue sans arrêt pour voir les choses de façon complètement neuve.
OP
Est-ce que vous arrivez encore à vous surprendre ? Jean Lescure, poète, fondateur de l’Oulipo, président des Cinémas d’Art et d’Essai pendant trente ans, me disait un jour : ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est de me surprendre dans le sens où on découvre quelque chose de nouveau sur soi…
Michel SERRES
Un jour quelqu’un m’a demandé : Comment vous définiriez votre métier ? Je me raconte tous les matins des histoires que je ne connaissais pas la veille. Et si je connaissais déjà cette histoire, je m’arrête de la raconter. C’est pour ça que j’ai quitté un peu le format universitaire. Je vois tous les copains qui sont dans l’Université, ils font toujours le même livre. Ils font toujours A dans B. Dieu dans Descartes ou la sexualité chez les tourteaux…
OP
Les « thésitifs » ?
Michel SERRES
C’est-à-dire ce format-là, il ne faut pas cracher dessus. C’est le meilleur possible. C’est le plus honnête, c’est le plus stable, c’est celui qui ment le moins, c’est le plus loyal, c’est le meilleur. Donc il est extrêmement difficile à lâcher, parce qu’il est bon. Si c’étaient des voyous, si c’étaient des salauds, ce serait facile de les quitter. Mais non, ce n’est ni des salauds, ni des voyous, c’est des gens honnêtes, modestes, qui font très bien leur travail. Magnifiques. Il n’y a que du bien à dire d’eux. Donc il faut vraiment les quitter.
OP
Sur la question du réchauffement climatique, qu’est-ce que vous conseillez aux béotiens comme nous qui voudraient se mettre au clair, prendre des éléments de sciences dures avec de bonnes sources d’information qui ne soient pas prises déjà dans un débat outrancier ?…
Michel SERRES
Dès qu’il y a un débat, c’est les plus sots des intégristes qui se battent.
OP
Vous pensez que le débat…
…est clos, oui. Il a commencé il y a longtemps, mais il est clos. Il n’y a qu’à aller sur Wikipédia. Vous avez tout sur Internet. Mais quoi faire ? Je veux répondre à la question. Je déteste les gens qui sont contre, vous savez, il y a beaucoup de philosophes technophobes. Presque tous. Mais ils ont tous une voiture, ils se douchent à l’eau chaude. Mais alors il faut être comme Thoreau, le philosophe américain. Lui il était technophobe. Il est allé dans une cabane au fond des bois. Il en a tiré les conséquences, il faut être honnête. Il faut agir soi-même en conséquence, c’est tout. C’est-à-dire faire de la voiture partagée…
Vous croyez à la solution par l’individu ? Vous espérez un mouvement viral en partant des individus ?
Je crois qu’aujourd’hui le connectif remplace le collectif. Je crois à Madame Huard. Madame Huard est une bonne mère de famille belge de Liège dont on n’a rien à dire sinon qu’elle est attachée administrative. Madame Huard devant ses fourneaux a eu l’idée que les bagarres entre les flamands et les wallons étaient des conneries. Elle l’a mis sur son blog. Elle a eu l’idée quand même de mettre son blog sur un site un peu plus public. En quatre semaines elle a eu 500 000 réponses. Et le Premier Ministre en exercice à l’époque avec 35 ans de carrière, il avait 600 000 voix. Pour moi c’est l’hirondelle qui annonce le printemps. Là, tout se passe. Un nouveau monde apparaît. Je crois qu’il y a aujourd’hui vous, elle, moi, mon voisin, c’est ça la société. Et les grandes institutions géantes, les élections primaires américaines, TF1, c’est des dinosaures qui ne sont pas loin de leur mort. L’université, vous vous rendez compte, elle est géante, le résultat… terrible… Ça ne s’appelle peut-être pas la révolte mais une nouvelle manière d’être ensemble. Le bien commun. C’est une utopie peut-être, mais je crois quand même que ça passera par là.
Le monde n’a de chance qu’en repassant par le local ?
Oui. C’est-à-dire c’est plus compliqué que ça, cher ami. Il y a une technologie absolument globale aujourd’hui qui nous permet une politique du local. L’Internet, c’est un objet-monde qui permet à un nouvel individu d’exister. Il y a un nouvel ego avec une nouvelle conscience. Une nouvelle manière de se connecter à autrui. Et de nouvelles méthodes. Descartes est mort. Le discours de la méthode est mort. La méthode, c’est les procédures. C’est des algorithmes maintenant, des procédures qui permettent ça. Il y a un nouveau cogito, un nouvel ego. Il y a un individu contemporain qui est en formation. Madame Huard, vous, moi…
Pour renverser les rôles, est-ce que vous auriez une question à poser à vos lecteurs ?
Plutôt une supplication : de se dé-droguer de la société du spectacle. Tous ces dinosaures dont je parle subsistent par le spectacle. Le spectacle est vide aujourd’hui d’information. Il est sans intérêt, désormais, ce spectacle-là, qu’il soit sportif, Star Academy ou politique, ou électoral.
Socrate parlait à ses propres yeux en leur disant : « Détournez-vous »… du spectacle des suppliciés exposés le long des murs d’Athènes. Vous demandez à vos lecteurs de fermer les yeux… mais pas à vos livres.
Non, même à mes livres, pourquoi pas. Qu’ils soient eux-mêmes…
Faute de spectateurs, vous pensez que le spectacle cessera ?
Le spectacle a envahi la totalité des conduites sociales. Il n’est pas d’aujourd’hui. La cour était un spectacle, Madame Verdurin c’est un spectacle. Les belles femmes qui se présentaient au bois de Boulogne avec leurs calèches au XIX° siècle, c’était un spectacle aussi, c’était le people de l’époque. Mais aujourd’hui ça a envahi toute la société. Il n’y a qu’une drogue aujourd’hui c’est : Qui a gagné ? Qui a gagné à la Star Academy ? Qui a gagné au football ? Qui a gagné les primaires américaines ? Qui a gagné aux sondages ?
J’ai l’impression que vous, vous représentez les perdants. Vous dites : la réalité c’est perdre. La douce voix de la philosophie vous permet de porter ce message.
La philosophie est la grande perdante du monde contemporain. Elle a une chance historique, c’est extraordinaire ! Dès que vous voyez des philosophes qui gagnent, c’est mauvais signe…
Pas le combat, mais la grâce ?
Oui, peut-être.
Simone Weil ?…
C’est à cause d’elle que j’ai fait de la philosophie…
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