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LE PEINTRE AU COUTEAU
“Qui sait que ces couleurs sont celles du visage de ma femme disparue et aimée tendrement et regrettée éternellement ? Là où l’œil exercé voit un vert Véronèse, moi je sais qu’il s’agit du bleu des yeux de ma femme, mais d’un bleu en mouvement, ce n’est pas encore un vert, mais ce n’est plus vraiment un bleu, c’est un bleu en fuite, c’est le bleu des yeux de ma femme qui me trahit. Quel marchand de couleurs osera vendre un jour un tube de Bleu des yeux de ma femme qui me trahit ?”
Un peintre de 85 ans, cloué par une appendicite, ouvre à son chirurgien un monde sur le point de disparaître, où l’on croise Dubuffet, Camus, Simone de Beauvoir, Nicolas de Staël, René Char, Braque, Music, Gischia. Le temps de quelques conversations, l’homme du pinceau et du couteau transmet à l’homme de l’art et du scalpel ce qu’il a de plus précieux : son œil.
Que peut-on contre la mort ? Pas grand-chose, répond le chirurgien. Apprécier les couleurs de la vieillesse, répond le peintre.
Et, si possible, finir en beauté.
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LE PEINTRE AU COUTEAU dans la presse
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Pourriol : intelligence et vivisection
La chronique de François Nourissier de l’académie Goncourt
LE FIGARO MAGAZINE | 15 janvier 2005
Ollivier Pourriol, 33 ans, fut il y a peu le professeur de philo, au collège bilingue, de ma petite-fille Sarah. Elle avait en lui grande confiance. Dès qu’elle me parla d’Ollivier Pourriol, je compris que ce normalien, premier à l’agrégation de philosophie, et qui emballait Sarah, appartenait à une catégorie intellectuelle et sociale bien française : les éveilleurs, les excitateurs, les brûleurs d’idées. J’eus la chance, en 1940-41, de voir notre classe de 3e B du lycée Saint-Louis prise en main par un de ces jeunes profs doués et fervents. Il se nommait Jean Levaillant. Il y avait, chez ce «hussard noir de la République», un hussard bleu de la Littérature, à qui je dois sans doute une part de ma vie. Il est mort il y a peu de semaines et je le salue ici avec gratitude et respect.
Je ne connais pas Ollivier Pourriol, mais puis l’imaginer. Grand discuteur, amateur de citations. Il y en a des dizaines plantées tout au long des trente-huit chapitres du roman : Char, Music, Braque, Gischia, Nicolas de Staël… On trouve aussi, dans le découpage et le montage du récit, trace d’une qualité que l’on ne cherche guère chez les romanciers : le sens et peut-être la passion pédagogiques. Pourriol adore sûrement les chocs et échanges d’idées, les belles batailles d’abstractions. Il exploite habilement la méthode romanesque qu’il a inventée : il en tire un livre (ça tient de l’essai, du reportage, de l’interview) où l’intelligence ne dessèche jamais la beauté de telle et telle page : quelques savoureuses réussites de style et d’écriture.
Le narrateur est chirurgien des hôpitaux. Il reçoit dans son service un peintre célèbre (aucune identification ne nous sera suggérée). Banale appendicite, mais le patient est âgé de 85 ans et paraît épuisé. Il se trouve donc aux portes de la mort, lieu et moment où certains hommes ont besoin de parler. Le médecin et le peintre qu’ont-ils à se dire ? A lire Pourriol, on le devine philosophe, et que ses héros, le mourant et le chirurgien, essaient de donner un peu de réalité à moudre à sa belle mécanique. Tous les thèmes sont abordés, situés, traités. Le savoir-faire métaphysique (comme souvent chez un Jean d’Ormesson, autre produit exemplaire de la fabrique d’intelligences de la rue d’Ulm) affronte le cynisme médical. On pourrait muscler un peu le titre (qui n’est pas bien fameux) et dire : «Défis, manoeuvres, défaites et illusions de la peinture moderne.» Tout est pesé, formulé. Chaque chapitre tente une synthèse, propose une interprétation. Le peintre et les poètes ; consécration ; rôle des «dessins préparatoires» ; affinités secrètes chirurgie/peinture ; voit-on dans ses yeux qu’un patient va vivre ? La peinture et le Temps ; abstraction ; maladies nosocomiales ; trop souvent, on peint de mémoire au lieu de regarder le modèle ; être de garde ; travailler en musique ; la peinture est devenue abstraite quand la religion a décliné, etc.
Un homme qui attend que le travail reprenne possession de lui écoute se dérouler dans sa tête une obscure bataille – obscure, mais avec des coups de lumière, des flashes. En nous se livrent ainsi bien des combats. Inutiles ? Non, jamais. Exercices intellectuels ? Pas seulement. Il s’agit peut-être de garder la machine en état de marche et d’efficacité. On peut vivre, certes, sans avoir soldé ses comptes avec les couleurs, ou les mots, ou les sons. Mais on ne vit plus si l’on perd toutes ses vigilances : c’est à cette veille au créneau que nous invite ce «roman» vif, grave et brillant.
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