Réanimation
Ce matin, Ali Rebeihi m’a invité pour une carte blanche dans son émission Grand bien vous fasse sur France Inter. J’en ai profité pour évoquer un souvenir, et un oubli. En voici le texte:
“On parle beaucoup en ce moment de la réanimation, et du nombre de lits qui y sont pleins ou vides, mais sait-on vraiment de quoi on parle ?
Réanimation, étymologiquement, c’est rendre l’âme à quelqu’un.
Quand je me suis présenté à l’hôpital Broussais, en novembre 92, dans le service du professeur Alexandre, j’avais 21 ans, très mal au ventre, et un livre dans la poche, un recueil de Nietzsche, Vie et vérité. En l’ouvrant au hasard, on tombe sur ce genre d’aphorismes : « Je vous le dis, il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. »
Moi aussi j’avais du chaos en moi, mais plutôt du genre appendicite, péritonite généralisée. Ni une ni deux, direction le bloc. Le temps de compter jusqu’à 10, le gaz anesthésiant m’emmène bien loin de Nietzsche. Du fond de ma poche, il continue de prophétiser la fin de l’humanité : « Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable. »
Quelques heures plus tard, je me réveille dans un autre monde, en réanimation, la « réa » pour les intimes. Opéré, perfusé, intubé, sous respirateur donc – un respirateur, comme son nom l’indique, mais comme personne n’y pense vraiment, respire à votre place. « Ne luttez pas contre la machine ! » Facile à dire quand vous découvrez que vous avez les mains attachées. Pourquoi attachées ? Parce qu’un respirateur, c’est comme un poing métallique enfoncé jusqu’au fond de votre gorge. Même inconscient, par réflexe, vous avez envie de l’arracher. Alors on vous attache, pour votre bien.
Une semaine plus tard, je me promène accroché à ma « perf » comme un vieillard. Devant la réa, je croise une infirmière, qui me sourit : « Ça fait plaisir de vous revoir comme ça. » Je la remercie. Son visage ne me dit rien. Je sens qu’elle s’en aperçoit. Je reste un peu idiot. Elle retourne s’occuper de ses patients, mutiques, amorphes, des légumes, presque des cadavres. Et soudain, en la voyant faire, je la reconnais, à la douceur de ses gestes. C’était elle, la main qui faisait attention à ne pas me faire mal, dont les soins ressemblaient à une caresse. C’était elle, et je l’avais déjà oubliée.
Ce jour-là, grâce à cette femme, j’ai compris quelque chose. La société, ce n’est pas une idée ni des chiffres, c’est quelqu’un. Quelqu’un qui s’occupe de toi quand tu es trop faible, quand tu n’es plus rien ni personne. La société, c’est quelqu’un qui te tient la main quand tu ne peux plus lui dire merci.
Je sais ce que vous allez me dire, Ali. On est sur France Inter, à l’heure du feel good, franchement. Mais s’il y a la moindre chance que cette femme nous écoute aujourd’hui, j’aimerais lui dire que rien n’a été perdu de sa bonté, qu’elle m’a guéri de la philosophie abstraite et appris le sens de certains mots. Grand bien lui fasse.”
Pour écouter la chronique, à 35:00:
Crédit photo: image prise par @ARMATEUR_GREC (sur twitter)
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