O.P. : Que cherchiez-vous en réalisant Black Swan ?
D.A. : Je voulais rendre captivant, pour des enfants du XXIe siècle, un ballet, le Lac des cygnes de Tchaïkovski, dont la forme n’a pas bougé depuis le XIXe siècle. Ce défi, j’ai essayé de le relever en concevant un film qui joue sur les effets de montage. J’ai employé la caméra à l’épaule afin d’être plus proche des comédiens, de gagner en vitesse et en liberté, de jouer avec le cadrage. Le spectateur ne parvient pas à déterminer où la caméra se positionne, ce qui confère au film de l’énergie, suscite de l’excitation et change la façon dont les ballets sont habituellement filmés : depuis les coulisses, depuis la salle, platement… Je voulais depuis le début que la caméra danse avec Natalie Portman, qu’elle transforme un numéro solo en numéro à deux. Voire, quand le cygne noir et le cygne blanc sont unis, que le caméraman orchestre une danse à trois. Le film traite en effet du double et de la rivalité sur un mode fantastique.
Black Swan mêle deux esthétiques, le cinéma-vérité et le cinéma à effets…
J’ai pris le parti d’une esthétique baroque, du moins. L’usage de la caméra portée permet de semer le trouble : les spectateurs pensent voir un certain type de film au départ, plutôt documentaire, tandis que peu à peu des éléments inquiétants viennent les surprendre. Je souhaitais saisir l’effort fourni par les danseurs, l’intensité déployée lors d’un spectacle, la douleur. Mais cette façon de filmer suscite aussi une forme d’inquiétude parce qu’on partage les hallucinations de Nina. Le parti pris du style documentaire, caméra portée, au service du thriller psychologique est une petite innovation, que je revendique.
Le film semble construit comme un conte de fées…
Oui, Black Swan est un conte de fées. Mon ambition était de prendre le ballet original et d’en faire un film. Nous nous sommes par exemple emparés de la partition de Tchaïkovski et avons essayé de la transposer en un ballet filmé d’une centaine de minutes. Le film file une grande métaphore : Nina est piégée dans le lac de larmes de sa mère, prise sous son charme, comme Odette par le sorcier Von Rothbart, dans le ballet. Thomas Leroy ressemble au prince, qui se languit d’amour pour elle, mais qui choisit le cygne noir plutôt que le cygne blanc… Finalement, Nina se tue avec un bris de miroir ; cet acte l’autorise à devenir le cygne noir. Pour elle, mourir c’est avoir le sentiment de prendre le contrôle de soi, de sa vie. Mourir lui permet de s’accomplir.
Et quels sont vos inspirateurs ?
Ici, mon travail est inspiré par la lecture du mythologue et écrivain américain Joseph Campbell, auteur de l’essai Les héros sont éternels. Il décrit la structure des contes, en reprenant des schémas archétypaux comme le Trickster, le Mentor, l’Ombre… J’admire aussi les musiciens, qui ont la chance de pouvoir créer sans être contraints par l’argent. Ils ont les moyens d’être originaux et d’expérimenter réellement. De la même façon, j’aime les cinéastes dont les films n’existent que par leur seule volonté, indépendamment des moyens humains et financiers.
Lecture ciné-philosophique
Le cinéma comme stupéfiant
Walter Benjamin dit du cinéma dans L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique qu’il est un médicament, une façon d’inventer une réalité plus intense que la réalité qui, à défaut de la remplacer, lui redonne du sens. Ainsi, durant les périodes de crise, beaucoup de comédies et de films grotesques sont tournés, afin d’empêcher les gens de sombrer dans la psychose collective. De même, les films de Darren Aronofsky sont des pharmakon, des médicaments… qui peuvent facilement tourner au stupéfiant. Requiem For a Dream est un médicament, qui purge, qu’on ne regarde qu’une fois. On revoit Black Swan volontiers. On y revient comme à une drogue. À la fois médecin et dealer, Darren Aronofsky parvient à une forme de documentarisme, au plus près du corps, des mouvements et des souffles, sur lequel se greffe des effets spéciaux dignes des X-Men. Black Swan amplifie ainsi la réalité, fidèle à Bachelard qui affirme de toute image qu’elle est une accélération du réel, que l’imaginaire est un accélérateur du psychisme.
Sombre conte de fées
Black Swan épouse également la trame d’un conte de fées,dont l’argument serait « il faut accepter l’ombre pour devenir soi ». Les personnages qui entourent Nina sont en effet des doubles, des personnages intérieurs archétypaux, à l’instar du Trickster, le génie malicieux qui aide à la métamorphose du sujet, incarné par le chorégraphe Thomas Leroy, ou de Lily qui représente l’Ombre, la part inconnue de nous-même. Ne faire qu’un avec son ombre, ce n’est pas passer de l’autre côté du miroir, mais se compléter, de deux devenir un, accepter son double. L’unification de Nina avec le cygne noir, le couple qu’elle forme avec son ombre, célèbrent ainsi des « épousailles intérieures » figurées par une scène d’amour lesbien avec sa rivale, fille facile qui boit, se drogue, mais danse librement. Cette scène illustre la nécessité d’accepter son double et sa rivalité avec lui, pour devenir adulte. La première pénétration de Nina correspond d’ailleurs à celle d’un miroir qu’elle se plante dans l’estomac. Le sang coule et macule le tutu. Alors seulement, elle devient femme. Comme dans tout conte, sa mort vaut pour une renaissance.
Le désir mimétique chorégraphié
La caméra portée, toujours près de la danseuse, fait partager ses hallucinations au spectateur. La vision des doubles et l’omniprésence des miroirs tout au long du film font écho à ce que René Girard nomme le « désir mimétique ». Pour Girard, la question est toujours : peut-on désirer autrement que selon le désir d’un autre ? Or son hypothèse est qu’on ne désire qu’à l’intérieur d’un triangle. Le sujet entretient un rapport indirect avec l’objet, qu’il ne désire qu’à travers un modèle, dont il vise en réalité l’être. Mais cette symétrie est niée par le sujet, qui aspire à la différence avec son modèle, son « médiateur ». Il ne peut pas reconnaître en lui un semblable ; il préfère attribuer un caractère détestable au rival. La folie naît ainsi quand Nina se laisse hanter par ce « modèle du désir » qu’elle rejette, car le double rejeté revient inévitablement sous forme d’hallucinations. Ceci se manifeste dans Black Swan de manière double : avec Lily, qui a ce dont Nina manque – la vie, la fluidité, l’érotisme, une grâce du lâcher prise – et avec sa mère (Barbara Hershey), dont on comprend bien l’origine du désir, puisque sa fille est à la fois sa chère enfant et sa rivale, qui réussit là où elle-même a échoué.
Nina et sa mère sont dans une « relation de balançoire » : l’une est au plus haut quand l’autre est au plus bas. Ce qui explique que Nina évolue dans un univers rose, qui multiplie les emprunts au vocabulaire de l’enfance, dont la mère ne veut pas la voir sortir. Cette vieille femme a le visage refait, soumise à un désir de perfection qui fige ses traits et fait mourir son expression, tandis que Natalie Portman détient encore la fraîcheur qu’elle a perdue.
Une scène symbolise ce rapport entre désir et rivalité. La mère offre à sa fille un gâteau énorme pour la récompenser d’avoir été choisie dans le rôle du cygne afin d’accomplir son destin, en la dépassant. Bien qu’au régime, Nina comprend que si elle refuse de sucer le doigt de sa mère, qui lui fait goûter du gâteau de façon érotique, elle la blessera. Elle doit réussir au nom de sa mère et la tuer en même temps.
Ce motif du désir mimétique, ces « lois psychologiques » venues de la littérature sont un modèle de compréhension des films de Darren Aronofsky, où le désir n’est jamais que le désir selon quelqu’un d’autre, fondé sur le manque.
Un grand film romantique
Nina ne maîtrise son rôle que lorsqu’elle atteint une identification au cygne. Elle est prête à mourir pour incarner le cygne noir, sa part d’ombre. C’est lorsqu’elle s’apprête à mourir qu’elle trouve les moyens de se « lâcher » ; l’anglais joue sur l’homophonie de to loose, se lâcher, et to lose, se perdre. Elle acquiert le contrôle et meurt, en soufflant : « C’était parfait. » Aronofsky montre que la recherche de perfection suppose l’introduction de l’imperfection. Il rejoint une vérité romantique chère à Hugo : le grotesque met en valeur le sublime. Avec ce film, il a changé d’esthétique. Avant, ses personnages étaient incomplets, seule l’image était parfaite. Depuis The Wrestler, l’image imparfaite aspire à une dimension documentaire. Il intègre dans son travail le lâcher prise. Si bien que son film est une hybridation entre La Pianiste (la relation pathologique entre mère et fille, et l’idée qu’une carrière artistique se paye en restant dans l’enfance), et La Mouche (ses effets spéciaux, forme moderne du grotesque).
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