Les lois secrètes de l’attention
« Ils ne voient pas, parce qu’ils regardent trop. » Alain
J’écris ce livre au bord de la mer. Bercé par le bruit régulier des vagues. Même quand la mer n’est pas là, je l’imagine pour écrire. La mer est le plus grand secret de l’humanité, un secret que nous sommes toujours au bord de comprendre, bien qu’il soit étalé sous nos yeux. Pourtant, il n’y a qu’à faire attention. Le rythme, le grand secret, c’est le rythme. On prend la mer pour un espace, mais c’est surtout du temps, un temps circulaire. Le creux de la vague sera également son sommet, tout à l’heure, dans un instant. Et ce sommet redeviendra un creux. Tout haut deviendra un bas, donc modestie, et tout bas deviendra un haut, donc espoir. C’est à la fois une métaphore et une réalité. La mer existe, et que dit son silence ? La philosophe Simone Weil écrit dans L’Enracinement: « Toute force visible et palpable est sujette à une limite invisible qu’elle ne franchira jamais. Dans la mer, une vague monte, monte et monte ; mais un point, où il n’y a pourtant que du vide, l’arrête et la fait redescendre. » Ces mots, écrits en 1943 à Londres, résonnent comme une promesse. Aussi haut que monte Hitler, il finira par redescendre, c’est la loi des flots, et c’est celle de l’histoire. Le nazisme est monté comme une vague. Il redescendra de la même manière, prédit Weil. Aucun progrès n’est indéfini, il y a toujours un point d’arrêt et d’équilibre. Mais la mer ne donne pas que des leçons d’histoire, elle offre surtout le plus bel exercice de perception. Dans ses Entretiens au bord de la mer, Alain, qui fut le maître de Simone Weil, considère l’océan comme un « briseur d’idoles » : « Toute la mer ne cesse d’exprimer que les formes sont fausses. Cette nature fluide refuse toutes nos idées. » Les idées, c’est nous qui les inventons, et essayons ensuite de les plaquer sur le monde informe. La mer ne pense pas, elle se contente d’être, tout y est changeant, rien ne dure. Mais elle respecte un rythme. La vague se brise puis se retire avant de revenir, sa puissance vient de ce retrait, qui lui donne de l’élan. La mer nous dit qu’il faut apprendre le relâchement dans l’effort, comme les rameurs savent se reposer entre chaque coup de rame. Qui veut agir vraiment doit apprendre à ne pas agir toujours : le repos doit être intégré dans l’action. Dans Minerve ou de la sagesse, Alain observe : « Qui serre toujours serre mal. L’athlète véritable est celui qui se repose dans le jeu même, et qui ne ferme le poing que sur le coup. »
Le jeu, c’est celui auquel on participe, boxe, escrime, aviron, course, jeu de balle, mais surtout celui de son propre corps, le jeu des muscles, celui des jambes, l’alternance de contraction et de relâchement nécessaire à l’action juste. Observez un sprinteur au ralenti : vous verrez le relâchement de son visage, ses joues qui paraissent flotter dans l’air. Le but d’un sprinteur, surtout dans la dernière partie de sa course, est le relâchement le plus complet. Cette loi d’alternance de l’effort et du repos, que la mer incarne par le jeu des vagues, est la première loi naturelle. Ce rythme règle toute notre vie, autant le savoir : « Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé. » Le repos permet à l’esprit de se « laver », de se renouveler comme une vague. Et ce repos n’est pas à penser simplement comme la nuit par opposition au jour, ou le sommeil par opposition à la veille : « Ceux qui ont étudié avec suite les plus faibles sons ont découvert quelque chose qu’ils ne cherchaient point. Un très faible son, et continu, est entendu comme discontinu ; l’attention bat comme le pouls ; elle se donne de petits sommeils ; elle se refuse, et puis elle saisit. » Contrairement à ce qu’on pense en général, l’attention n’est jamais continue. Ce n’est pas une question de volonté : elle ne peut pas l’être. Elle obéit à un rythme, elle a ses hauts et ses bas. L’attention est une vague, sur laquelle il faut apprendre à surfer.
Dans ce chapitre, j’ai rassemblé tout ce qui permet de comprendre les mécanismes de l’attention. C’est un véritable recueil de recettes, et je l’ai structuré comme tel, pour que vous puissiez revenir y piocher à l’occasion. Je l’ai appelé « Les lois secrètes de l’attention » parce que ces lois, bien qu’elles structurent toutes nos activités et que notre vie leur obéisse dans ses moindres détails, restent essentiellement cachées. La facilité n’est pas qu’un rêve, elle est à portée de main, on peut commencer tout de suite. Il suffit de suivre la bonne méthode.
Descartes, un pas après l’autre
Une méthode, comme son nom l’indique, sert à faciliter la vie. Odos ou hodos, en grec, c’est « le chemin ». Vous avez sûrement entendu parler de la méthode inventée par Descartes, sans forcément en connaître le contenu. C’est une méthode qui indique le chemin à suivre pour penser aussi facilement que possible, mais comme nous allons le voir, elle peut aussi guider l’action. Elle ne comporte que quatre préceptes : évidence, division de la difficulté, ordre, énumération.
1. L’évidence. Vient du latin video, « voir ». L’évidence, c’est ce qui se produit quand on voit quelque chose avec l’œil de l’esprit, c’est-à-dire qu’on le comprend. L’évidence n’est pas un point de départ mais un résultat. C’est le résultat de l’attention. Imaginez l’attention comme un faisceau de lumière, le rayon d’une lampe-torche. Ce faisceau est étroit, mais intense. L’attention ne peut donc pas porter sur beaucoup d’objets en même temps. Idéalement, l’attention ne doit porter que sur un point à la fois. Il faut donc toujours :
2. Diviser la difficulté. Penser une seule chose à la fois. Ne pas vouloir tout comprendre d’un seul coup. Ne pas se presser, faire un pas après l’autre, et prendre le temps nécessaire jusqu’à avoir atteint l’évidence pour chaque morceau. Une grosse difficulté doit être découpée en autant de petits morceaux que nécessaire. Une fois découpés, et compris, il faut ensuite les mettre dans :
3. L’ordre. Penser, c’est mettre les morceaux qu’on a découpés dans le bon ordre. Cet ordre n’est pas naturel. C’est l’ordre de l’esprit. Un ordre logique, inventé, par exemple celui d’une démonstration mathématique, ou d’un livre, ou d’une méthode pour apprendre à jouer au tennis. On part du simple pour aller au complexe, afin d’aller progressivement du plus facile au plus difficile. C’est l’ordre qui rend la progression facile. Comme on a découpé la difficulté en petits morceaux, et qu’on les a mis dans un nouvel ordre, il faut ensuite s’assurer qu’on n’a rien oublié, et procéder à une :
4. Énumération. Un dénombrement. Un tour d’horizon. Une vue d’ensemble. Appelez ça comme vous voulez, l’idée est de s’assurer qu’on n’a pas laissé un morceau important dans un coin. Le risque, quand on porte son attention sur un point, est de perdre de vue l’ensemble. Il faut donc régulièrement élargir son point de vue, pour vérifier que tout est bien là.
Voilà. Maintenant que je vous ai présenté les quatre préceptes de la méthode cartésienne, qui reposent tous sur le constat que notre attention est étroite, et ne peut pas comprendre beaucoup de choses en même temps ni les comprendre vite, ajoutons que l’attention ne peut pas durer non plus très longtemps. Il faut donc, avant tout, savoir se reposer, se relâcher complètement entre deux moments de concentration, et apprendre à se connaître pour voir combien de temps on est capable de se concentrer sans faiblir. Pour Montaigne, c’était dix minutes. Faire attention n’est pas forcer ni se crisper. Surtout, surtout ne jamais insister. Montaigne : « Ce que je ne vois pas à la première charge, je le vois moins encore en m’y obstinant. » On ne s’obstine pas, on se relâche, on essaiera à nouveau plus tard, quand on aura retrouvé de la fraîcheur. Ça peut être après quelques secondes. Ou quelques minutes. Ou le jour d’après. À chacun son rythme.
Le conseil essentiel, c’est qu’il ne faut pas chercher à vaincre d’un coup la difficulté. Ne pas chercher à tout comprendre, ni à tout comprendre d’un coup. Résoudre, c’est dissoudre, diviser en autant de morceaux que possible ce qui se présente d’abord comme un tout écrasant. En respectant cette méthode, du moment qu’on divise la difficulté, et qu’on la dispose ensuite en allant du plus facile au plus difficile « pour monter peu à peu, comme par degrés », comme les marches d’un escalier, dit Descartes, quelle que soit la chose qu’on pense, « il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre ». Faire un pas après l’autre, ne pas courir sur le fil de la démonstration pas plus que le funambule ne court sur son câble : il ne passe au pas suivant que s’il est en équilibre. On ira ainsi aussi loin que possible.
Cette loi de division de la difficulté et de concentration de l’effort est valable pour l’action. Alain : « Ne faites pas toute l’action à la fois ; ne vous préparez pas à bondir d’un saut par-dessus la colline ; ne pensez pas à tous ces kilomètres qui sont devant vous. » Napoléon, de manière très cartésienne, recommande de ne pas attaquer partout en même temps. Mieux vaut se limiter à des endroits précis, et y porter toute son attention. Une action d’une intensité maximale sur un seul lieu sera plus efficace qu’un effort dispersé. Diviser la difficulté ne signifie pas diviser son effort, mais concentrer son effort sur un point après l’autre. Plutôt que la « bataille parallèle » de la vieille stratégie, où on se bat partout en même temps, Napoléon pratique la bataille-manœuvre, qui consiste à attaquer de toutes ses forces certains points seulement. Au lieu de se battre en ligne, on enfonce des clous aux points d’articulation, aux points vitaux de l’adversaire. L’acupuncture procède de la même manière : on fait davantage d’effet en plaçant bien quelques aiguilles sur des points précis qu’en se dispersant sur toute la surface du corps. Cela suppose de savoir où toucher juste. Il faut donc simplifier sa perception, et savoir ne pas se perdre dans les détails, garder toujours une vue d’ensemble. « Il y a beaucoup de bons généraux en Europe, disait Napoléon, mais ils voient trop de choses ; moi, je vois les masses et je les attaque, sûr que les accessoires tomberont ensuite d’eux-mêmes. » Si on attaque les difficultés dans le bon ordre, certaines tomberont d’elles-mêmes. Cette question de l’ordre concerne aussi l’organisation de l’attaque : « Ce n’est pas avec un grand nombre de troupes, mais avec des troupes bien organisées et disciplinées qu’on obtient des succès à la guerre. » Les choses ne sont pas faciles ou difficiles. C’est l’ordre qu’on y met qui produit la facilité. L’ordre, et l’endroit où on porte l’attaque.
Platon et l’art de découper le poulet
Platon comparait la dialectique, ou l’art de penser juste, au découpage d’un poulet : il ne faut pas forcer en s’attaquant à l’os, mais glisser le couteau au point de moindre résistance, à l’articulation entre les os. Penser juste, c’est séparer ce qui est déjà distinct, c’est respecter l’anatomie des choses, en y étant simplement attentif. On ne tranche pas violemment, on se faufile subtilement, en cherchant l’articulation. La lame de l’esprit ne détruit rien, mais se glisse entre les idées. Comprendre un problème, c’est la même chose que comprendre un poulet. Cette métaphore déplaira peut-être aux végétariens, mais on peut l’adapter aux fruits et aux légumes. Il y a un art de séparer un fruit de sa peau sans l’abîmer, de glisser l’ongle, puis le doigt, entre l’orange et son écorce pour les séparer sans faire couler le jus, de peler une banane sans l’écraser, de couper une pêche sans heurter son noyau. La métaphore perd en dureté : en l’absence d’os, on peut trancher un fruit ou un légume n’importe comment; mais elle y gagne sur un autre plan, puisqu’elle suppose une attention plus fine à des résistances subtiles, et introduit l’idée de temps, de maturation. On peut juger de la maturité d’un avocat à la manière dont sa chair adhère ou pas à son noyau, mais c’est alors trop tard pour le refermer. Mieux vaut, avant de l’ouvrir, en juger comme pour une pêche ou un abricot à sa fermeté. Mais dans le cas de l’avocat, l’épaisseur de sa peau rend l’examen incertain. Comme pour le melon, on peut observer si sa tige ou sa queue commence à se détacher. Dans tous les cas, c’est le tact et l’observation qui l’emportent sur le couteau. La main sent et sait que là où ça résiste, ce n’est pas encore mûr. Il faut savoir attendre. Quand c’est mûr, ça vient tout seul. On a ici à la fois un principe de pensée et d’action : chercher les articulations pour y porter son effort, et l’effort n’en sera plus un. Faire attention, c’est se glisser entre les choses, là où c’est facile, plutôt que les attaquer n’importe comment.
Le syndrome d’Orphée ou la loi d’inversion de l’effort
Pourquoi Orphée s’est-il retourné vers Eurydice ? Évidemment parce qu’on lui avait interdit de le faire. Ce n’est pas Orphée qui est véritablement responsable de la mort de son épouse, mais le pervers Hadès, le dieu des enfers, qui l’a piégé de la manière la plus simple : en lui mettant dans la tête la pensée de l’action interdite. Le dieu des enfers sème la graine du mal, et invente la tentation. Si Orphée n’avait pas pensé à ne pas se retourner vers Eurydice, il ne l’aurait pas fait. Quand on pense à résister à une tentation, on y cède déjà en imagination. Parce qu’on fait effort contre une pensée, on la renforce. On pourrait appeler ça le syndrome d’Orphée, ou la loi d’inversion de l’effort.
« Il arrive un moment, écrit Jean Guitton dans Le Travail intellectuel, où l’effort, qui s’applique à un obstacle extérieur, suscite un obstacle intérieur plus insidieux que l’autre et l’accroît sans cesse, d’autant plus qu’on le refuse, comme on le voit chez le bègue. » Quand on lutte contre une image interdite, « une certaine manière d’orienter son effort pour dissiper l’image risque de l’intensifier. Le corps ne connaît pas la différence du non et du oui. Dire : “Je n’ai pas peur, je ne veux pas avoir peur de cet obus qui passe”, c’est augmenter des images qui vous sont contraires. Ne pas vouloir trembler dans les moments de trac augmente le tremblement. Se crisper afin de ne pas vouloir céder à la tentation, c’est se disposer à y céder plus vite. Le vieux Coué disait dans son langage, trop géométrique à mon gré, que “lorsqu’il y a lutte entre l’imagination et la volonté, l’imagination augmente comme le carré de la volonté”. Cette loi de l’inversion de nos efforts mal dirigés est une des plus profondes de notre vie psychique. Je m’étonne qu’on en parle si peu, qu’on ne l’enseigne guère. Lorsque, malgré d’excellents guides et un bon vouloir sincère, je n’ai jamais pu apprendre un art simple (la géométrie, l’équitation par exemple), c’est que mes maîtres ignoraient ce principe de l’inversion. Je me raidissais sur la croupe du cheval ou sur le théorème, je n’obtenais que la chute ou la nuit. Il faudrait travailler dans la détente. La véritable attention est “un effort de non-effort”. Il s’agit d’éviter cette inversion de l’effort, presque fatale dans toute tension prolongée. L’art du non-effort consiste à ne jamais laisser sa volonté s’irriter, se tendre ; à imiter les êtres de la nature ; à se laisser en quelque sorte aller, à “ménager sa volonté”, comme dit Montaigne, ce qui consiste à ne vouloir qu’à bon escient et au moment qui convient, se souvenant que la volonté, en tant qu’elle est une énergie vitale, se fatigue aussi et se dissipe. Il existe un état de pensée abandonnée, un peu vacant, un rêve demi-éveillé, qui est propice à la mémoire, à l’invention et aussi à l’écriture. »
Simone Weil et l’attention comme effort négatif
Simone Weil était donc une élève d’Alain (Émile Chartier de son vrai nom). Sa meilleure élève. D’elle, il disait qu’elle était bien capable d’avoir vraiment compris Spinoza, ce qui n’est pas un mince compliment, puisqu’il ne l’a fait qu’à elle et à… Goethe. Spinoza affirmait que « ce qui est beau est rare et difficile », et distinguait trois genres de connaissance : le premier genre de connaissance, qui se contente d’aligner les faits indémontrables, connus par ouï-dire (ma date de naissance par exemple), et les jugements immédiats de l’imagination (la lune est à quelques centaines de pas, elle a l’air si proche ce soir) ; le deuxième genre de connaissance, qui produit les vérités en passant par le détour difficile des démonstrations rationnelles (mathématiques, philosophie) ; et enfin, la connaissance du troisième genre, qui a le même contenu que celle du deuxième genre, mais qui y accède directement, par intuition, facilement, et où nous faisons, promet Spinoza, l’expérience de l’éternité en cette vie « autant que possible ». Au bout du difficile chemin de la raison, brille « l’amour de Dieu », c’est-à-dire la compréhension intuitive, sans effort, de soi, des autres, et de la nature. Comment atteindre cette lumière ? Il faut travailler, passer par la rigueur des démonstrations, c’est beau, donc « rare et difficile », mais, et c’est là que je voulais en venir, étrangement, le combat du vrai contre le faux ne demande aucune tension, aucun effort contre soi. Il suffit à l’esprit d’obéir à sa nature, qui est de penser du vrai, pour triompher du faux, indirectement, exactement comme le jour, en se levant, triomphe des ténèbres sans combat. La perfection propre de l’esprit est de comprendre : plus il comprend, plus sa joie augmente. Quand je pense, je ne fais donc pas effort contre moi-même, je persévère dans ce que je suis, je m’efforce d’être encore plus ce que je suis déjà. Je ne fais pas d’effort, je suis un effort – Spinoza dit un conatus (du latin conari : « s’efforcer, tendre vers ») – qui ne me coûte rien, puisque je ne fais que ce que me dicte ma nature. Autrement dit, celui qui fait un effort pour comprendre ne pourra jamais rien comprendre. Ce n’est pas comme ça que ça marche. La compréhension ne se force pas. Au mieux, elle se prépare. Quand on comprend, il n’y a aucune tension. C’est plutôt comme une lumière.
Et c’est là que Simone Weil intervient. Dans un texte intitulé Attente de Dieu, titre qui indique clairement son orientation chrétienne, Simone Weil attire notre attention sur une vérité de notre esprit valable à la fois sur le plan cognitif et sur le plan spirituel : faire attention n’est pas ce qu’on croit. J’ai décidé de citer largement ce texte, parce que sa perfection et sa simplicité sont inégalables, et que sa vérité, comme l’indique Simone Weil à la fin du texte, ne se limite pas aux croyants.
« Pour faire vraiment attention, il faut savoir comment s’y prendre. Le plus souvent on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : “Maintenant vous allez faire attention”, on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils ont fait attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue n’a aucun rapport avec le travail. Le travail est l’effort utile, qu’il soit fatigant ou non. Cette espèce d’effort musculaire dans l’étude est tout à fait stérile, même accompli avec bonne intention.
La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l’arme principale de l’apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, elle n’a presque aucune place dans l’étude. L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs.
L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. Par lui-même il ne comporte pas la fatigue. Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire. Vingt minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : “J’ai bien travaillé.”
L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. La recherche active est nuisible, non seulement à l’amour, mais aussi à l’intelligence dont les lois imitent celles de l’amour. Il faut simplement attendre que la solution d’un problème de géométrie, que le sens d’une phrase latine ou grecque surgissent dans l’esprit. À plus forte raison, pour une vérité scientifique nouvelle, pour un beau vers. La recherche mène à l’erreur. Il en est ainsi pour toute espèce de bien véritable. La notion de grâce par opposition à la vertu volontaire, celle d’inspiration par opposition au travail intellectuel ou artistique, ces deux notions expriment, si elles sont bien comprises, cette efficacité de l’attente et du désir.
[Quand on se trompe], la cause est toujours qu’on a voulu être actif ; on a voulu chercher. Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Il y a pour chaque exercice scolaire une manière spécifique d’attendre la vérité avec désir et sans se permettre de la chercher. Une manière de faire attention aux données d’un problème de géométrie sans en chercher la solution, aux mots d’un texte latin ou grec sans en chercher le sens, d’attendre, quand on écrit, que le mot juste vienne de lui-même se placer sous la plume en repoussant seulement les mots insuffisants.
Ainsi il est vrai, quoique paradoxal, qu’une version latine, un problème de géométrie, même si on les a manqués, pourvu seulement qu’on leur ait accordé l’espèce d’effort qui convient, peuvent rendre mieux capable un jour, plus tard, si l’occasion s’en présente, de porter à un malheureux, à l’instant de sa suprême détresse, exactement le secours susceptible de le sauver.
Pour un adolescent capable de saisir cette vérité, et assez généreux pour désirer ce fruit de préférence à tout autre, les études auraient la plénitude de leur efficacité spirituelle en dehors même de toute croyance religieuse. »
L’attention est donc un effort négatif, au sens où il ne coûte rien, ne suppose aucune dépense d’énergie et ne produit aucune fatigue. Si l’on ressent de la fatigue quand on fait attention, c’est qu’on se crispe inutilement, qu’on s’efforce à tort, au lieu de laisser venir. L’attention est un pur regard, incompatible avec la fatigue. Alain confie : « Avant la guerre, je m’accrochais souvent à quelque problème, et j’y pensais péniblement sans jamais avancer. C’est la même erreur que de fixer une chose que l’on veut bien voir. J’ai connu de ces regards appuyés qui quêtaient le savoir ; ils ne voient pas, parce qu’ils regardent trop. » L’attention doit être aussi facile et relâchée qu’un athlète exercé, et sa première condition est le repos. Son modèle est la respiration. L’attention obéit au rythme primordial du souffle ou de la mer. Les études ne valent donc rien par elles-mêmes, les notes ne valent rien (c’est la meilleure élève d’Alain qui nous le dit), la géométrie et la poésie valent d’abord par l’apprentissage de l’attention qu’elles permettent. Pourquoi ? Parce que si je suis vraiment capable d’attention, un jour je serai en position d’être attentif aux autres. Je ne pourrai pas ne pas les voir. Et bien voir, c’est déjà faire le bien. Vérité spirituelle universelle, précise Simone Weil, qui ne concerne pas que les croyants, mais tous les humains.
Travailler au café avec Sartre
Jean-Paul Sartre était aussi un élève d’Alain. Il n’en parle pas ou très peu, c’est une rencontre qui n’a pas eu lieu, mais Sartre rejoint Alain et Simone Weil au moins sur la question de l’attention, qui ne saurait être un effort. Dans son texte le plus célèbre, celui sur la mauvaise foi, il écrit : « L’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. » Croire que l’attention est un effort est épuisant. Et prétendre qu’on est attentif pour faire plaisir au professeur empêche de comprendre. On retrouve ici la loi d’inversion des efforts mal dirigés : plus on s’efforce vers le but, plus on le rate.
Sartre, qui écrit ce texte au milieu de l’agitation réglée du Café de Flore, indique ainsi que le recueillement d’une salle de classe est peut-être moins propice à la compréhension et au travail intellectuel que le désordre relatif d’un café. Au café, l’attention paraît d’emblée contrariée, condamnée à la dispersion. Pourtant, certains parviennent à y travailler, dont Sartre, et même ne peuvent travailler que là, au milieu du bruit des autres, dans la rumeur de la vie. Le silence n’est pas toujours favorable. L’attention distraite, du coin de l’œil, saisit la vérité au passage, comme un pêcheur habile. Cette distraction offre parfois la solution à un problème qu’on ne parvient pas à résoudre en l’affrontant de face. Une occupation « contrariante » peut donc faciliter le travail. Ça permet de ne pas réfléchir à ce qu’on fait, et de se contenter de le faire.
Ça donne aussi de l’élan. Quand on est plongé dans un milieu vivant, on échappe à la difficulté de commencer, on comprend qu’il n’y a qu’à continuer. Certains aiment travailler en musique. C’est mon cas. La musique est toujours entraînante, elle nous prend par la main, on profite de son mouvement. Courir en musique a aussi ses adeptes, on court mieux, plus longtemps, plus facilement, on oublie l’effort. L’attention, distraite de l’effort, est prise par la musique, et permet au corps de faire ce qu’il sait sans être entravé par la pensée.
Frotter ou laisser tremper la casserole
Reprenons l’exemple de la casserole, vous vous souvenez, celle qu’on a laissée brûler dans l’introduction de ce livre. On voit bien que, pour la nettoyer, il y a deux chemins. Frotter ou ne pas frotter, telle est la question. Soit on frotte de toutes ses forces, c’est laborieux ; soit on la fait tremper et on laisse faire l’eau et le temps, c’est ingénieux. La première méthode relève de l’effort, la seconde de la facilité. L’effort fait gagner du temps et perdre de l’énergie – et, incidemment, risque d’abîmer la casserole. La seconde méthode, plus facile, réclame d’avoir du temps, en même temps qu’elle en libère, puisque tout compte fait, nettoyer la casserole après l’avoir laissée tremper se fera plus vite et à moindre effort. On travaillera à la fois moins et mieux. Décaler l’action dans le temps et laisser travailler les choses compte double, car le résultat est supérieur à tous points de vue. Loin de céder à la facilité par paresse, on a fait preuve d’astuce en trouvant une voie plus facile et plus efficace.
On a choisi la patience. Cette seconde solution est à la fois plus rationnelle et plus économe, en un mot plus élégante. Parler d’élégance quand on fait la vaisselle peut paraître exagéré ou déplacé, mais l’élégance est liée à l’idée d’économie, de rationalité. Que ce soit en mode, en science ou dans la vie pratique, la solution la plus élégante est toujours la plus économique. Descartes et Coco Chanel seraient d’accord là-dessus. Une petite robe noire, comme une démonstration mathématique, vise le dépouillement, la simplicité. Pas de chichis, pas d’ornements inutiles, droit au but. C’est ça, qui est beau. Attention, parfois la solution la plus efficace est de ne surtout pas attendre, et de se lancer dans l’action. Par exemple, pour rester dans la vaisselle, mieux vaut nettoyer immédiatement un plat où l’on a cuit un magret de canard, avant que la graisse se fige. Comment savoir s’il faut attendre ou pas, si remettre à plus tard est une ruse de l’intelligence ou une simple preuve de paresse ? Pas besoin de critère objectif. Au fond, on le sait toujours.
Casser les noix ou pas
Alexandre Grothendieck, médaille Fields 1966 (l’équivalent du prix Nobel en mathématiques), un authentique génie reconnu pour l’originalité de ses intuitions et la profusion de ses découvertes, utilise lui aussi cette méthode. En maths, il n’y a pas de casseroles qui brûlent, mais des problèmes qui attachent, dont certains collent pendant des siècles, et auxquels des générations entières se frottent. Auteur d’une œuvre monumentale, dont plusieurs milliers de pages restent à explorer, après avoir révolutionné la géométrie algébrique et ouvert le champ à une armée de chercheurs, Grothendieck a tourné le dos définitivement à la communauté mathématique pour vivre loin de tous dans un petit village en Ariège, et se consacrer à la méditation. Sa contribution au problème de l’espace, selon les spécialistes, a la même ampleur que celle d’Einstein. Tous deux ont mis l’espace au centre de l’histoire de l’univers. Je ne vais pas ici évoquer le contenu de son travail mathématique, j’en serais bien incapable, mais sa méthode de résolution des difficultés les plus ardues. Grothendieck a laissé, en plus de son œuvre mathématique, une autobiographie conséquente, non publiée à ce jour, disponible sur Internet, intitulée Récoltes et semailles. Il y décrit les deux manières principales d’affronter un problème : « Prenons par exemple la tâche de démontrer un théorème qui reste hypothétique (à quoi, pour certains, semblerait se réduire le travail mathématique). Je vois deux approches extrêmes pour s’y prendre. L’une est celle du marteau et du burin, quand le problème posé est vu comme une grosse noix, dure et lisse, dont il s’agit d’atteindre l’intérieur, la chair nourricière protégée par la coque. Le principe est simple : on pose le tranchant du burin contre la coque, et on tape fort. Au besoin, on recommence en plusieurs endroits différents, jusqu’à ce que la coque se casse – et on est content. Cette approche est surtout tentante quand la coque présente des aspérités ou protubérances, par où “la prendre”. Dans certains cas, de tels “bouts” par où prendre la noix sautent aux yeux, dans d’autres cas, il faut la retourner attentivement dans tous les sens, la prospecter avec soin, avant de trouver un point d’attaque. Le cas le plus difficile est celui où la coque est d’une rotondité et d’une dureté parfaite et uniforme. On a beau taper fort, le tranchant du burin patine et égratigne à peine la surface – on finit par se lasser à la tâche. Parfois quand même on finit par y arriver, à force de muscle et d’endurance. » Cette première manière, aussi musclée qu’inélégante, n’a évidemment pas sa préférence. « Je pourrais illustrer la deuxième approche, en gardant l’image de la noix qu’il s’agit d’ouvrir. La première parabole qui m’est venue à l’esprit tantôt, c’est qu’on plonge la noix dans un liquide émollient, de l’eau simplement pourquoi pas, de temps en temps on frotte pour qu’elle pénètre mieux, pour le reste on laisse faire le temps. La coque s’assouplit au fil des semaines et des mois – quand le temps est mûr, une pression de la main suffit, la coque s’ouvre comme celle d’un avocat mûr à point ! Ou encore, on laisse mûrir la noix sous le soleil et sous la pluie et peut-être aussi sous les gelées de l’hiver. Quand le temps est mûr c’est une pousse délicate sortie de la substantifique chair qui aura percé la coque, comme en se jouant – ou pour mieux dire, la coque se sera ouverte d’elle-même, pour lui laisser passage. L’image qui m’était venue il y a quelques semaines était différente encore, la chose inconnue qu’il s’agit de connaître m’apparaissait comme quelque étendue de terre ou de marnes compactes, réticente à se laisser pénétrer. On peut s’y mettre avec des pioches ou des barres à mine ou même des marteaux-piqueurs : c’est la première approche, celle du “burin” (avec ou sans marteau). L’autre est celle de la mer. La mer s’avance insensiblement et sans bruit, rien ne semble se casser, rien ne bouge, l’eau est si loin, on l’entend à peine… Pourtant elle finit par entourer la substance rétive, celle-ci peu à peu devient une presqu’île, puis une île, puis un îlot, qui finit par être submergé à son tour, comme s’il s’était finalement dissous dans l’océan s’étendant à perte de vue… C’est “l’approche de la mer”, par submersion, absorption, dissolution – celle où, quand on n’est [pas] très attentif, rien ne semble se passer à aucun moment : chaque chose à chaque moment est si évidente, et surtout, si naturelle, qu’on se ferait presque scrupule souvent de la noter noir sur blanc, de peur d’avoir l’air de combiner, au lieu de taper sur un burin comme tout le monde… » Le texte est un peu long, mais le réseau d’images qu’il propose est si cohérent qu’il méritait de ne pas être déchiré. Deux approches, donc : la première, celle du marteau et du burin ; la seconde, celle de la mer. La première prend la difficulté de front et tape dessus, s’efforce de la briser à tout prix ; la seconde, patiente, élégante, élargit la perspective, et laisse le temps à la difficulté de s’y dissoudre naturellement, facilement. Ce n’est pas la difficulté qui a changé de nature, mais la manière de l’approcher qui l’a résolue sans effort. La méthode frontale des impatients peut fonctionner, mais elle reste essentiellement inélégante, ce qui la condamne définitivement aux yeux d’un mathématicien aussi esthète qu’intuitif.
Passer l’obstacle au galop
Résoudre une difficulté est aussi un problème d’artiste. En particulier des musiciens, confrontés à une partition. Quand on interprète une œuvre, on n’a pas le choix, on doit passer par toutes les notes qui sont écrites, on doit suivre le chemin qui est tracé. Comment faire quand ça coince ? Hélène Grimaud donne son sentiment : « Je respecte particulièrement Cortot en tant que musicien, j’ai toujours admiré son sens de l’invention, de la musicalité et d’une certaine façon son manque de perfection – comme la cravate défaite au col des dandys. Mais j’ai toujours été effarée de l’autoritarisme des éditions Cortot qu’utilisent les conservatoires, où doigtés et pédales sont indiqués de la façon la plus arbitraire – une aberration, en fait. Tout aussi aberrant à mes yeux est le conseil que donnent ces éditions d’extraire la difficulté de son contexte, de l’isoler pour la maîtriser à part. Elles recommandent, si le passage joué contient des tierces, des quartes ou des arpèges qui présentent un problème, de focaliser tout le travail sur eux seuls. Pour moi, cette méthode reste la meilleure façon de créer un problème où il n’existe pas encore, d’inventer des difficultés avant qu’elles ne se présentent. Lorsqu’il existe une véritable difficulté technique, ce qui permet de la surmonter, c’est justement le contexte musical, celui dont les éditions Cortot voudraient l’isoler. À l’exemple d’un cheval qui s’obstinerait, sans recul, à ne sauter que l’obstacle le plus difficile du parcours, sans l’élan insufflé par le début de sa course ni la vision entraînante de la suite de son galop… » Après l’image de la mer chez Grothendieck, l’image du cheval au galop chez Grimaud. Dans les deux cas, l’idée est de ne pas se focaliser directement sur la difficulté, de ne pas s’obstiner à la résoudre seule, mais de l’inscrire dans un ensemble plus vaste, et de la remettre à sa place pour la faire disparaître au passage, dans le mouvement, indirectement, du coin de l’œil. Ne pas lui donner plus d’importance que nécessaire, en faire un détail de la course. Surtout, ne pas insister. Glenn Gould avait une technique comparable, qui consistait à jouer le morceau présentant une difficulté insurmontable sans pouvoir l’entendre, avec la radio et la télé allumées, le volume à fond. Le blocage disparaissait aussitôt, peut-être parce que l’esprit, trop occupé par les bruits parasites, incapable de penser à la difficulté qui l’arrêtait d’habitude, ne pouvait plus avoir peur. Le vacarme était ainsi doublement libérateur, d’abord en distrayant l’esprit de sa tâche, ensuite en rendant l’erreur éventuelle absolument imperceptible.
Travailler avec crainte mais sans peur
Le funambule Philippe Petit décrit sa technique pour résoudre un blocage : « Si chaque jour, peu à peu, un exercice me résiste jusqu’à devenir intenable, je dois prévoir dans mon spectacle un mouvement de remplacement. Au cas où la panique soudain m’étranglerait. » Il n’y a donc aucune pression, ce n’est pas une situation de quitte ou double, le funambule sait comment retomber sur ses pieds, il a une solution de remplacement. Mais il ne s’avoue pas vaincu pour autant. Il continue à aborder l’exercice « chaque fois avec plus de crainte, subrepticement. Je veux le tenir, sentir la victoire. » Si l’exercice continue à lui résister, il « abandonne le champ de bataille. Mais sans la moindre peur. » Situation très étrange, puisqu’il reconnaît à la fois « plus de crainte », mais pas « la moindre peur ». La crainte de rater l’exercice à l’entraînement n’a en effet rien à voir avec la peur de le rater le jour du spectacle. On peut même dire, paradoxalement, que cette crainte empêche la peur, puisque penser à cet exercice occupe tout l’esprit. Plutôt que crainte, qui a l’air d’un synonyme de peur, il faudrait parler d’attention extrême. Au fond, le mot attention suppose à la fois crainte – comme quand on crie « Attention ! » – et l’inverse de la peur, puisqu’au lieu de nous paralyser, l’attention bien employée permet d’effacer le danger, et d’inventer une voie.
S’occuper pour oublier la peur
« Je n’ai jamais peur sur le fil, confie Philippe Petit, je suis trop occupé. » L’action guérit de la peur, et il y a tant de choses à faire sur le fil qu’il n’y a pas de temps pour la peur. Le problème, c’est avant. Le danger grandit dans l’imagination, sur fond de passivité. Quand on a tout son temps, on pense toujours au pire. La méthode de Philippe Petit consiste à régler tous les détails de sa performance en personne, la préparation et le transport du matériel, l’installation du câble, le repérage des lieux : tout est conçu sur le modèle du braquage. Le plus souvent, il agit dans l’illégalité, et ce n’est pas une difficulté supplémentaire, mais un ingrédient essentiel de la réussite du « coup ». Craindre d’être arrêté, d’être repéré ou reconnu avant de pouvoir se lancer sur son fil lui permet de ne pas avoir peur, de ne pas penser une seconde. L’illégalité n’est pas un détail. Elle permet de ne pas penser à la traversée elle-même. C’est quelque chose que ne dit pas Philippe Petit. Mais s’il aime autant les problèmes, c’est probablement aussi pour cette raison. Pendant qu’on résout un problème, on ne pense pas au vide. On résout tâche après tâche. On obéit à la nécessité. Obéir, quoi de plus facile ?
La solution vient toujours du problème
Quand on a un problème, il ne faut pas penser aux solutions, mais considérer le problème en lui-même, l’aimer comme s’il était quelqu’un, le laisser s’exprimer. La solution viendra à partir du moment où on aura accepté de séjourner dans le problème, où on aura renoncé à en sortir plutôt que lui tourner le dos pour lui échapper à tout prix. Par ailleurs, il y a une vraie joie dans le problème. Rien n’est plus excitant qu’un problème à résoudre. C’est l’occasion d’exercer son imagination, son intelligence, son intuition. Un problème, c’est une main tendue. Et la solution vient toujours du problème lui-même, d’une certaine manière de le regarder. Les solutions naissent alors facilement, d’elles-mêmes. Si plusieurs solutions se présentent, choisir la plus simple. Si toutes sont aussi simples, préférer la plus élégante. L’élégance, explique Philippe Petit, c’est en faire le moins possible. Soit une échelle à faire monter de trois étages par la façade. Pour faire monter l’échelle, on dispose d’une corde. Là où on aurait tendance à multiplier les nœuds pour sécuriser l’échelle, Philippe Petit montre sur une maquette comment il s’y est pris sans faire un seul nœud. Il lui a suffi de passer une boucle de la corde entre les barreaux du haut de l’échelle, puis de repasser les extrémités de la corde à l’intérieur de cette boucle. Ainsi, l’échelle est à la fois maintenue par la corde et stabilisée par son propre poids lorsqu’on la hissera. Autre exemple que prend Philippe Petit : soit un marteau – vous savez, ces marteaux qui sont plats d’un côté et ont deux dents de l’autre, pour arracher les clous. Un jongleur, s’il veut faire parvenir ce marteau trois étages plus haut, peut se contenter de le lancer à son partenaire posté au-dessus de lui, mais s’il choisit une version plus sûre, il optera pour une boucle autour de la tête du marteau, maintenue par un nœud très astucieux : au lieu de faire un nœud autour du marteau, il fait un nœud au bout de la corde, qu’il coince ensuite entre les dents du marteau, marteau qu’il utilise ensuite comme point d’appui pour former une boucle. Les nœuds, c’est comme les lacets : il est plus facile de les faire que les décrire, mais l’essentiel ici est de comprendre le principe. Le nœud ne sert pas à serrer le marteau, mais à le coincer entre les fourches du marteau. Petit utilise la forme du marteau ou de l’échelle pour résoudre le problème singulier que chaque objet présente. Il ne contrarie pas cette forme, et l’utilise comme telle. Un obstacle est toujours aussi un point d’appui, voilà le secret. Quant au poids du marteau ou de l’échelle, là aussi, il s’en sert pour stabiliser l’objet, comme le plomb qui termine un fil à plomb, ou comme le poids qui pend au bout d’un pendule. À chaque fois, le funambule utilise le problème lui-même comme solution. Et quand il marche sur un fil, aidé d’un balancier pesant jusqu’à vingt-cinq kilos, c’est en utilisant ce poids, qui handicaperait un débutant, comme un moyen de s’ancrer dans le fil, de tomber dans le fil, de s’enfoncer en lui pour se maintenir plus facilement. Et c’est parfois une difficulté imprévue qui offre une solution imprévisible. En faisant les repérages pour son « coup » au sommet des tours du World Trade Center, Philippe Petit s’est blessé assez gravement au pied. Contraint d’utiliser des béquilles, il se présente à nouveau à l’entrée du bâtiment, maudissant son handicap, persuadé qu’il multiplie ainsi les chances de se faire repérer, et qu’il sera gêné dans son exploration par son incapacité physique. C’est le contraire qui arrive : les gardiens, le voyant diminué, lui ouvrent les portes, tout le monde prend soin de lui et lui facilite l’accès. La difficulté est devenue une ruse involontaire. Philippe Petit, pourtant maître dans l’art du déguisement, n’y avait pas pensé tout seul. Mais il a su, le moment venu, saisir sa chance.
Faire confiance à la première fois
On confond souvent la préparation avec la répétition. Or répéter de manière excessive peut aussi enlever toute fraîcheur. En supprimant tout risque, on risque surtout d’amenuiser le désir et d’user l’attention. Il faut faire confiance à la première fois. Hélène Grimaud confie : « Je n’ai jamais aimé roder une œuvre avant un premier concert. Pourquoi préférer, pour ce premier baiser, les plus mauvaises conditions ? Mauvaise salle, mauvaise acoustique, piano moyen ? La première fois que j’ai refusé cette avant-première, tout le monde a crié au suicide. Je n’en démordais pas, étonnée, chaque fois, de me heurter à une hostilité générale. » Jusqu’au jour où Martha Argerich, une des plus grandes pianistes du monde, lui dit : « Cette idée de roder une œuvre à l’avance, c’est vraiment ridicule. C’est la première fois qu’on joue quelque chose qu’on a vraiment besoin d’être à la hauteur de ce qu’on a imaginé pendant les heures de travail, de préparation et de répétition. » Alain est proche de cette idée quand il dit qu’il faut réussir du premier coup. L’attention est une pointe qu’il ne faut pas user avant d’en avoir besoin. Hélène Grimaud précise : « La première fois est souvent magique : il ne s’est rien passé pour altérer la conception utopique que vous aviez de l’œuvre. Votre jeu baigne dans une grâce éphémère et splendide. La deuxième fois, il faut se relever, recommencer avec, d’un seul coup, la conscience de tout ce qui peut arriver. »
Trouver le bon geste
Qu’il s’agisse du corps ou de la pensée, l’insistance est toujours contre-productive. Plus on force, plus on rate. Pire : on peut se blesser. Bien sûr, reconnaît Yannick Noah, « intégrer une technique ne se fait pas sans effort, mais il faut opter pour la méthode la plus intelligente et rejeter le côté rébarbatif du travail. » La répétition mécanique du geste ne permet pas de l’acquérir véritablement. Au risque évident de lassitude vient surtout s’ajouter un manque de certitude. « À force de répéter le geste, l’élève a fini par obtenir un taux convenable de réussite dans des conditions ordinaires, mais rien ne prouve qu’il saura le reproduire en situation extrême. Mieux vaut prendre le temps d’intellectualiser le geste, de le comprendre, de l’imprimer définitivement dans son subconscient : on vous explique, vous testez, on vous réexplique s’il le faut, vous re-testez, et quand vous êtes certain d’avoir compris, basta, pas la peine d’en faire des tonnes ! Passez vite à autre chose. »
Quand on a compris, inutile d’insister. C’est comme accorder une guitare. Une fois que vous avez trouvé la bonne note pour une corde, il faut s’arrêter de chercher. Continuer n’aboutirait qu’à la dérégler. Ici, on croise à nouveau la question des 10 000 heures. Une approche purement quantitative de l’entraînement, même en intégrant l’idée de « pratique délibérée » reposant sur un effort conscient tendu vers un objectif précis, ne fonctionne pas. Il suffit qu’un « nœud » se forme dans la tête du joueur, affirme Noah, pour que, si personne ne lui vient en aide, il s’absente de son corps et ne fasse plus que mimer l’entraînement. « Et là, il pourra passer cinq heures par jour sur un terrain, il n’en tirera pas le moindre bénéfice. Il perdra et il dira : “Je ne comprends pas, je fais des efforts, je m’étais bien entraîné et j’ai eu un jour sans.” »
Pour défaire un tel nœud, il faut d’abord se relâcher. Ne pas insister. Ne pas tirer sur le nœud. Partir d’une position confortable, et commencer par bien respirer. Le relâchement ne s’obtient pas directement, si quelqu’un vous dit de vous relâcher, vous allez vous crisper, on retrouve ici la loi d’inversion des efforts mal dirigés. Le but, une fois encore, s’atteint indirectement, en concentrant l’attention sur la respiration. Si on respire bien, lentement et profondément, on ne peut pas ne pas se relâcher. Ça se fait tout seul.
Ensuite, pour faire le bon geste, il faut commencer par le comprendre, et l’imaginer, le visualiser. Dans Les Chariots de feu, l’entraîneur Sam Mussabini explique au sprinteur Harold Abrahams qu’il confond vitesse et précipitation : « Don’t overstride! », « Ne fais pas de trop grandes foulées ! » Il suffirait, lui explique son entraîneur, qu’il fasse deux foulées de plus sur cent mètres, donc des foulées plus petites, pour gagner. Il doit chercher le rebond, le naturel et le relâchement plutôt que l’effort du grand saut. C’est un travail d’abord mental, qui fait appel à l’imagination. « La visualisation, expose Noah, offre toutes les perspectives d’un travail en profondeur, bien supérieur en efficacité aux heures d’entraînement mécaniques. » On peut travailler sa technique sans quitter son lit : on commence par visualiser un endroit qu’on aime, un endroit de rêve. Par le rythme de sa respiration, on entre en possession de son corps. On dissèque le mouvement ou l’activité qu’on souhaite maîtriser. Puis on se visualise en train d’exécuter le geste parfait. Ce geste s’inscrit dans le cerveau, modifiable à souhait. « Le but de la visualisation est simple, il s’agit d’entrer dans le geste. J’ai un souvenir très précis de Sampras à Roland-Garros, lors de ses marathons en 1996. Il était dans un tel état d’abandon qu’il était entré peu à peu dans le jeu. Il servait d’une manière fantastiquement relâchée, il était sur toutes les balles, il était le service, il était le mouvement. Il était le tennis. Et c’était extraordinaire à voir parce qu’il est rare de pouvoir aller aussi loin dans le relâchement de son corps. Mais c’était, en l’occurrence, une question de survie car il arrivait au bout de ses limites physiques. J’ai pensé qu’il nous montrait le tennis qu’il est capable de visualiser. »
La visualisation repose sur l’association de l’imagination et du corps. Si on imagine bien, on fait bien. Et ce n’est pas en répétant le geste physiquement qu’on l’acquiert vraiment, mais en faisant des allers-retours entre l’imagination et l’action. « Une fois le geste accompli, pas la peine de le refaire cinquante mille fois. Il est là. Vous l’avez acquis. Il ne s’envolera plus. Même dans une situation extrême. » C’est peut-être là le plus étonnant : le geste ainsi appris est si profondément su qu’il sera toujours disponible, même en situation de stress. Les avantages de cette méthode sont innombrables : même blessé, on peut continuer à travailler. Et on est libre d’imaginer toutes les situations possibles, on devient littéralement prêt à tout. C’est une méthode qui est également présentée dans le Hagakure, le traité d’éthique samouraï, qui recommande d’imaginer toutes les situations de combat pour être prêt le jour venu. Les musiciens y font aussi appel. Hélène Grimaud rapporte qu’à un moment de sa vie, le travail se faisait moins pour elle à l’instrument que dans sa tête : « Je travaillais par la pensée, par association d’images, par projections mentales, visions d’architecture – de couleurs. Je laissais infuser. » La visualisation ne s’accompagne donc pas forcément tout de suite d’un passage à l’acte. On peut laisser reposer ou infuser. Noah recommande, quand au cours d’un entraînement, on n’arrive pas à être présent, dans l’instant, de ne surtout pas insister. « Parfois une promenade en forêt, relâché, concentré sur son objectif, est bien plus salutaire que trois heures de gammes. »
Se promener avec Rousseau
La promenade est un art, qui consiste à laisser la marche prendre le pas sur la pensée, pour laisser naître la rêverie. La vraie promenade ne doit avoir aucun but, en dehors d’elle-même. Elle sera ainsi encore plus salutaire. Rousseau raconte comment ses jouissances les plus pures et les plus durables lui sont venues en marchant, en se promenant sans but, ou allongé dans une barque à contempler le ciel. Cette méditation solitaire repose sur un renoncement qui, parce qu’il est sincère, se révèle heureux et fertile. La rêverie, la méditation, la promenade, contrairement aux apparences, ne sont jamais du temps perdu. Les idées ne viennent pas parce qu’on les poursuit, mais parce qu’on est disponible. Une fois que l’esprit est purifié de ses préoccupations, de ses tensions, la clarté se fait naturellement.
Pour finir, la condition la plus importante, le préalable essentiel à l’attention, c’est le repos. André Breton raconte qu’au moment de s’endormir, « Saint-Pol-Roux faisait naguère placer, sur la porte de son manoir, un écriteau sur lequel on pouvait lire : “LE POÈTE TRAVAILLE”. » Les surréalistes faisaient confiance au sommeil et au rêve pour trouver l’inspiration, en brisant le carcan de la logique binaire du jour. Dormir, la science récente le confirme, permet au cerveau de travailler, ou plutôt de percoler, et d’intégrer aussi bien des informations abstraites que des activités motrices nouvelles, des gestes sportifs ou artistiques : piano, tennis, apprentissage d’une langue. La nuit ne porte pas seulement conseil, elle ouvre de nouvelles portes.
Mais pour tirer les fruits du sommeil, il faut pouvoir y plonger. Dans un chapitre consacré à l’insomnie, Alain définit la position du repos comme « celle où toute la chute possible est faite. Le remède, dit-il, est de laisser d’abord agir la pesanteur, de façon qu’elle n’ait plus aucune prise. Prenez la forme d’un liquide. » Ce qui réveille, c’est le sentiment de chute. Il faut donc trouver la position où plus rien de notre corps ne peut descendre plus bas. Sans quoi, le moindre mouvement se transforme en alerte et nous réveille.
Prendre la forme d’un liquide, c’est aussi renoncer à former des pensées. Souvenez-vous des leçons de la mer, qui dit bien que les formes sont fausses, et qui refuse toutes nos idées. Savoir dormir, c’est commencer par faire dormir ses pensées, les empêcher de se former. L’attention à la respiration est un bon moyen d’y parvenir. Si besoin, l’imagination peut venir à la rescousse. En particulier l’imaginaire de l’eau. Gaston Bachelard, auteur du merveilleux L’Eau et les Rêves, habitait place Maubert, sur le boulevard Saint-Germain, une artère particulièrement bruyante. Il raconte qu’une nuit, empêché de dormir par le bruit constant de la circulation, il se mit à imaginer que le bruit des voitures était celui des vagues. Bercé par cette bienveillante rumeur, il s’endormit heureux, et put glisser sans effort dans les profondeurs du sommeil.
Vous venez de lire le chapitre 9 de Facile, l’art français de réussir sans forcer.
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